La naissance du style gothique à Saint-Denis

Des vitraux et des ouvertures plus grandes
Pour les théologiens des 3e-15e siècles, la lumière, qui tombe du ciel, est le symbole de la révélation divine : "Dieu est lumière." C’est pourquoi l’architecture gothique fait entrer largement la lumière dans les édifices religieux. C’est la reconstruction de la basilique Saint-Denis par l’abbé Suger qui inaugure la place centrale faite à la lumière divine dans les édifices religieux. Grâce aux innovations techniques, les murs sont creusés de baies qui s’agrandissent progressivement. À ce moment apparaît aussi l’éclairage sans fumée : bougies et chandelles de cire remplacent les torches résineuses et les lampes à huile qui produisaient beaucoup de fumée et obscurcissaient les édifices religieux.
Du 12e au 14e siècle, des verreries voient le jour au voisinage des forêts pour alimenter les constructions urbaines. Le développement de cette industrie nouvelle, lié aux progrès de la métallurgie, est possible grâce à l’amélioration des systèmes de soufflerie et d’utilisation des combustibles. Le verre est ainsi amené plus facilement à l’état de fusion. On peut alors fabriquer des vitraux de plus en plus grands, de plus en plus richement décorés. Les grandes roses qui illuminent les transepts apparaissent.
C’est la cathédrale de Chartres qui abrite le plus bel ensemble de vitraux avec 160 baies vitrées et une rosace de 10 m de diamètre.
© BnF
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La nouvelle architecture prestigieuse développée par l’abbé Suger à Saint-Denis est un reflet du royaume capétien en pleine expansion. L’art gothique apparaît comme une synthèse d’expériences techniques européennes et repose sur une nouvelle conception théologique de la lumière.
Le rôle clé de la lumière
Les projets d’agrandissement de la basilique reposent sur une conception nouvelle du rôle des édifices religieux dans le dogme catholique. L’abbé Suger découvre les écrits de Denys l’aréopagite, un théologien selon lequel Dieu est lumière et la religion chrétienne fondée sur cette révélation. Le nouveau style de la basilique de Saint-Denis doit rendre sensible aux fidèles cette conception dès leur entrée dans l’édifice : il devient nécessaire d’y faire entrer un maximum de lumière.
Une nouvelle conception de la spiritualité

L’intérieur de l’église Saint-Denis : les bas-côtés
L’art gothique se substitue peu à peu à l’art roman pendant la seconde moitié du 12e siècle dans les villes de l’Ile-de-France. Il se définit par l’utilisation systématique de la voûte sur croisée d’ogives, d’arcs-boutants et de fenêtres en arc brisé. Empruntant des procédés du style roman, l’architecture gothique recourt aussi à de nouvelles techniques : la voûte sur croisée d’ogives est constituée de deux arcs brisés qui se croisent. Elle dirige les poussées de la voûte sur des piliers, et non plus sur des murs ; les arcs-boutants servent de soutien extérieur aux piliers, ils s’appuient sur des contreforts. C’est son application qui donne la possibilité de réduire l’épaisseur des murs et fait disparaître les contreforts qui donnaient un aspect très massif aux édifices romans.
Cette technique demande une excellente maîtrise de l’équilibre des forces, que les maîtres maçons et les maîtres d’œuvre acquièrent progressivement.
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De plus, sous l’influence du théologien et philosophe Pierre Abélard (1079-1142), auteur des traités Theologia summi boni et De unitate et trinitate divina (composé vers 118), la conception de la foi est repensée. Abélard décide d’appliquer “les similitudes de la raison aux principes de la foi”. Il introduit ainsi la méthode dialectique, réservée à la philosophie et à la logique, dans la théologie. Cette conception rationalisée de la loi est visible dans l’architecture gothique : la rigueur architecturale qui régit la réalisation des églises et cathédrales est à l’image de l’ordre de Dieu. La géométrie et l’harmonie sont privilégiées et la travée – c’est-à-dire l’espace compris entre deux points d’appui d’une construction – devient l’articulation majeure de l’édifice.
Le style ogival, l’autre nom du gothique
Le style roman dans lequel étaient construites les églises et cathédrales jusqu’alors ne permettait pas de faire entrer la lumière dans les édifices. Afin de maintenir les hautes voûtes, les murs devaient être assez solides pour supporter la poussée exercée. Une série d’innovations techniques, en partie documentée par Villard de Honnecourt, offrent dès le 12e siècle des alternatives à cette architecture massive et sombre.

Élévations intérieure et extérieure d’une travée de la nef de Reims
L’art gothique se substitue peu à peu à l’art roman pendant la seconde moitié du 12e siècle dans les villes de l’Ile-de-France. Il se définit par l’utilisation systématique de la voûte sur croisée d’ogives, d’arcs-boutants et de fenêtres en arc brisé. Empruntant des procédés du style roman, l’architecture gothique recourt aussi à de nouvelles techniques : la croisée d’ogives dirige les poussées de la voûte sur des piliers, et non plus sur des murs ; les arcs-boutants servent de soutien extérieur aux piliers, ils s’appuient sur des contreforts ; entre les piliers, les murs qui ne soutiennent plus la voûte sont percés de hautes et larges fenêtres en forme d’arc brisé.
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Carrelage à motifs hongrois (en haut), Rose en vitrail rappelant celle de Chartres (en bas)
Sur cette page figure une représentation de motifs de pavage, d’un pilier et d’une rose.
L’art du vitrail aboutit, écrit Georges Duby, "aux grandes roses qui rayonnent au milieu du 13e siècle sur les nouveaux transepts. Elles portent à la fois signification des cycles du cosmos, du temps se résumant dans l’éternel, et du mystère de Dieu, Dieu lumière, Christ soleil".
L’abbé Suger, pour réaliser les vitraux de Saint-Denis, "avait recherché avec beaucoup de soin les faiseurs de vitraux et les compositeurs de verres de matières très exquises, à savoir de saphirs en très grande abondance qu’ils ont pulvérisés et fondus parmi le verre pour lui donner la couleur d’azur, ce qui le ravissait véritablement en admiration".
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Élévation intérieure des chapelles absidales de la cathédrale de Reims
La proportion de l’arc représenté sur cette page est particulièrement harmonieuse. Dans cet arc brisé, le centre de chaque demi-arc coïncide avec la naissance du symétrique, les centres et la clé formant un triangle équilatéral.

Façade de la basilique de Saint-Denis
Entouré de deux portails consacrés à saint Denis, le portail central de la cathédrale évoque des thèmes fondamentaux dans les croyances chrétiennes : les portes en fonte du 19e siècle, copies conformes des portes originales en bronze, retracent la passion du christ et sa crucifixion. Le tympan (partie supérieure en arc de cercle) est consacré au jugement dernier.
Le portail de droite est orné d’un tympan sculpté du 12e siècle, représentant la dernière communion de saint Denis et de ses deux compagnons.
Le portail de gauche a été modifié : le tympan a probablement d’abord accueilli une mosaïque sur le thème du couronnement de la Vierge. Un tympan sculpté du 19e siècle représente aujourd’hui le martyr de saint Denis et de ses deux compagnons.
La façade a perdu sa symétrie en 1836 lorsqu’une des tours a disparu, victime de la foudre. Les premiers travaux de restauration entrepris pour la reconstruire en 1846 ont été un échec. Aujourd’hui encore, la reconstruction de cette tour perdue continue à faire débat.
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La nouvelle façade gothique
L’abbé Suger décide de donner à la basilique de Saint-Denis une nouvelle façade dite harmonique, plus haute que la précédente. Conçue dès le 11e siècle par les architectes normands, la façade harmonique prend la forme d’un rectangle divisé en trois parties : la partie centrale, la plus large, est équipée d’un portail, de même que celles de droite et de gauche, même s’ils sont de moindre taille. Les deux parties latérales sont montées de tours symétriques dans lesquelles sont installées les cloches. À Saint-Denis, des contreforts séparent ces trois parties, donnant à l’édifice une allure de fort sacré, même si aujourd’hui, la façade harmonique n’est plus symétrique – la tour Nord a été arasée en 1847 par Viollet-le-Duc suite à sa destruction par la foudre.
La rose et les vitraux : un écrin lumineux

Vitraux de la basilique de Saint-Denis
L’art du vitrail est attesté en Occident autour de l’an mil mais c’est à partir de 1100 qu’il se développe véritablement. Les premiers ateliers s’installent à Chartres. En 1137, Suger décide d’utiliser les vitraux lorsqu’il entreprend la reconstruction de la basilique de Saint-Denis. La cathédrale de Chartres, quant à elle, se dote de plus de 173 verrières dès 1230.
Les vitraux, qui exigent la maîtrise de plusieurs techniques comme la peinture ou l’orfèvrerie, sont de véritables parures pour les édifices religieux. L’art du vitrail est d’abord un art monastique et est associé à la symbolique divine de la lumière. Les chantiers de peintres verriers se développent au pied des cathédrales à partir du 12e siècle. Les verreries se multiplient aux abords des forêts pour alimenter les constructions urbaines. Les artisans travaillent les couleurs éclatantes qui sont toutes chargées de symboles. À l’apogée de cet art, les vitraux deviennent de véritables kaléidoscopes de couleurs et de lumières.
Les vitraux décorent les roses de pierres, ces fenêtres rondes aux motifs de plus en plus complexes, dont l’origine est à trouver dans l’oculus (ouverture ronde) de la Rome antique. À partir du 16e siècle, le terme de “rosace” remplace celui de “rose”.
© Vinca Hyolles
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Pour les créateurs du style gothique, la lumière est le symbole de la révélation divine. L’éclat des vitraux sert d’écrin à sa manifestation et aide les fidèles à s’élever vers Dieu. Dans la basilique, les vitraux sont présents presque partout, de la rose de la façade, en passant par les vitraux de la chapelle et du triforium, sans oublier ceux des grandes fenêtres en voûte d’ogive et des chapelles. D’après certaines sources historiques, le coût de fabrication des vitraux de Saint-Denis aurait été plus élevé que celui de la construction en pierre, ce qui montre le rôle fondamental de la lumière dans l’architecture gothique.
La basilique de Saint-Denis jouit de l’une des toutes premières roses sur sa façade.
Le chevet et le déambulatoire

La crypte de la basilique Saint-Denis
Au VIIIe siècle, à l’occasion de son sacre, Pépin le Bref décide la reconstruction de l’édifice à la manière des édifices romains de type basilique. On peut voir aujourd’hui, dans l’immense crypte de la basilique, riche de l’histoire la plus ancienne de Saint-Denis, une fosse qui conserve le souvenir de l’emplacement de la tombe et des reliques de saint Denis et de ses deux compagnons de martyr, installés à cet endroit jusqu’au XIIe siècle.
On trouve dans la crypte de Saint-Denis des rares témoignages de l’art roman en Ile-de-France. Plusieurs chapiteaux historiés sont dédiés à la vie de saint Benoît. On trouve aussi des chapiteaux à décor de feuillages. La crypte a servi de point d’appui au nouveau chevet supérieur que l’abbé de Saint-Denis, Suger, crée en 1140.
De 1140 à 1144, l’abbé Suger édifie un nouveau chevet lumineux afin de mettre en valeur les trésors que sont les reliques des saints. Au Moyen Âge, le dogme catholique s’accommode d’un mysticisme hérité des croyances païennes. Les saints et leurs reliques occupent une place centrale, ils sont souvent l’objet de pèlerinages.
Le nouveau chevet répond à un double impératif : apporter plus de lumière pour mettre en valeur les reliques et accueillir la foule nombreuse qui vient les admirer. Dans ses écrits, Suger relate en effet les problèmes causés par l’étroitesse de la crypte carolingienne : difficulté d’accès aux reliques, mais aussi risques de bousculades voire d’évanouissement pour les pèlerins entassés. L’abbé décide donc de commencer par rénover la crypte afin de consolider les fondations du chevet. Les murs qui entouraient le chevet sont remplacés par une forêt de colonnes monolithes sur laquelle repose l’une des premières voûtes en croisée d’ogives. Le développement de la voûte en ogives, caractéristique du style gothique, appuyée sur des colonnes plus fines, permet de désenclaver le déambulatoire. La lumière pénètre ainsi jusqu’au chevet et à l’autel. L’impression de lumière est accentuée par la façon dont sont éclairées les chapelles rayonnantes desservies par le déambulatoire. Autrefois séparées par des murs percés de fenêtres, les chapelles sont juxtaposées les unes aux autres et serties de larges baies ornées de vitraux.
Ce nouveau chevet est consacré le 11 juin 1144 par le roi Louis VII et la reine Aliénor d’Aquitaine. Des évêques et des abbés transportent vers ce nouvel écrin de lumière les trois reliquaires de saint Denis et des martyrs l’accompagnant autrefois conservés dans la sombre crypte carolingienne. Les reliques n’ont pas changé de place et sont encore visibles aujourd’hui sur l’autel de ce chevet.
Les travaux d’agrandissement du 13e siècle : harmonisation de la basilique

Plan de la Basilique de Saint-Denis
Les travaux entrepris par l’abbé Suger ne concernaient que la façade et le chevet de la basilique. Au cœur de l’édifice, la nef carolingienne persistait, avec ses murs plus épais et moins ajourés qui empêchaient la lumière de rentrer. Ce manque d’harmonie générale est résolu en 1231 quand l’abbé Eudes Clément, qui a succédé à Suger, entreprend de modifier la nef.
Afin d’harmoniser le style des différentes parties de la basilique, le chœur conçu par Suger est démonté et les colonnes retaillées jusqu’aux abaques afin d’être remplacées par des piles plus solides, ce qui permet aux piliers de supporter un poids plus important. Le dépouillement des murs de tout ce qui les alourdissait et de ce qui bloquait le regard renforce l’impression de verticalité. Les arcs du triforium et les lancettes des fenêtres sont également alignés pour accentuer l’effet d’optique. La transformation de l’église primitive en une nécropole royale est finalisée par l’ajout de doubles bas-côtés au transept. Cet élargissement permet d’agrandir de façon significative la surface de la nécropole qui souffrait du manque de place.
Des piliers plus fins

Basilique de Saint-Denis
Les avancées techniques réalisées à partir du 12e siècle en Europe permettent aux maîtres d’œuvre de concevoir des piliers plus fins, la poussée exercée par la voûte étant mieux répartie. Cette innovation s’accompagne également d’une révolution iconographique : les feuilles imaginaires représentées sur les chapiteaux des colonnes romanes laissent la place à une représentation fidèle de la nature, plus subtilement détaillée et permettant même de reconnaître les essences de plantes.
La verticalité du nouveau transept, l’augmentation des surfaces vitrées ainsi que leur virtuosité ouvrent une nouvelle période pour l’art gothique. A posteriori, les productions de cette époque sont appelées “gothique rayonnant”, en référence aux roses qui permettent à la lumière de “rayonner” dans les cathédrales. Du point de vue symbolique ou théologique, la verticalité est également significative dans l’architecture gothique. Depuis les travaux d’Abélard, l’ordre est considéré comme une valeur fondamentale du christianisme. Il est donc à rechercher dans la nature, créée par Dieu, ainsi que dans les édifices qui rendent hommage à Dieu et qui doivent eux aussi incarner cet ordre. L’harmonie architecturale recherchée par l’abbé Clément sert justement à transmettre aux fidèles cette dimension ordonnée, reflet de l’ordre divin.
Une nouvelle iconographie
La multiplication des surfaces pouvant être couvertes de vitraux permet également à l’abbé Suger d’introduire de nouveaux thèmes iconographiques tirés de la Bible, dont l’arbre de Jessé. Dans la religion chrétienne, l’arbre de Jessé est une représentation de la généalogie du Christ. Plusieurs versions contradictoires de cet arbre généalogique ont existé au cours des siècles, incluant ou non Marie comme descendante de Jessé, le père du roi David. Selon l’évangile de saint Mathieu, Marie n’y figure pas. Il faut attendre 1545 et le Concile de Trente pour que l’Église catholique fasse de la mère de Jésus-Christ l’une des figures centrales de son dogme, et que celle-ci retrouve une place dans l’arbre de Jessé. L’abbé de Suger est l’auteur de la description la plus connue de l’arbre de Jessé, une description qui en dévoile également le sens caché : “Un Jessé couché duquel sort un arbre dont les branches grimpantes portent les prophètes (en qualité d’ancêtres spirituels) et les rois (en qualité d’ancêtres charnels) de Jésus." Les rois en question sont les rois des Juifs : Jessé (ou Isaïe), David et ses deux fils, Salomon et Nathan. Le lien généalogique à Marie se fait par ce dernier, dont elle serait une descendante.
Motif iconographique récurrent dans l’art du Moyen Âge, l’arbre de Jessé apparaît aussi dans les Bibles où il sert à la fois à magnifier le texte et à ajouter une version expressive à l’écriture. Celui de la basilique de Saint-Denis n’est donc pas une pure création de la part de l’abbé Suger. Prenant exemple sur la basilique de Saint-Denis, d’autres églises et cathédrales comme Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, ou l’église Saint-Étienne de Beauvais, reprennent ensuite le motif de l’arbre de Jessé pour leurs vitraux.

L’Arbre de Jessé, initiale L en tête de l’évangile selon saint Matthieu

Le vitrail de l’arbre de Jessé

L’Arbre de Jessé
De l’arbre de Jessé endormi surgit le lys marial. La Vierge, vêtue d’une longue robe blanche évoquant la fleur de la royauté, tient dans ses bras l’Enfant Jésus. Chacun de ses ancêtres, tous séparés les uns des autres par une feuille qui tient lieu de ponctuation, trouve place sur une branche unique, le tronc commun de sa généalogie. Le dernier maillon est un couple embrassé : ce sont les parents de Marie. Au registre inférieur, séparé en deux cases, est peinte la nativité de la Vierge (à gauche), et la Sainte parenté (à droite), une famille modèle, paisible et unie, où Marie tient Jésus par la main.
© BnF
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