Le passage Pommeraye
"Mais le passage Pommeraye manque pour moi du secret que confère à ses congénères leur attribut le plus séduisant : cette paupière soudain abaissée - que suggère leur demi-jour - sur des allées et venues que la lumière crue immédiatement dépoétiserait. Largement éclairé de bout en bout, presque ensoleillé à l’aplomb de ses escaliers par sa haute verrière centrale -- au point qu’une galerie de tableaux a pu s’y ouvrir - il n’a jamais représenté beaucoup plus à mes yeux que la commodité pour la flânerie d’une rue piétonnière couverte, même si je m’amuse d’y reconnaître, presque trait pour trait, le même échantillonnage de petits commerces qu’inventorie Le Paysan de Paris dans le passage de l’Opéra.
Je n’y trouve aujourd’hui, comme je n’y trouvais à quinze ans, d’autre point de ralliement fixe que le balcon haut perché, attrayant, sur lequel s’ouvre inchangée, avec ses recès tortueux, étouffés de livres, la librairie Beaufreton, porte à porte avec l’établissement plus d’une fois célébré de Hidalgo Dentaire, paradis, et presque musée national des farces et attrapes, et source inépuisable, il y a déjà plus d’un demi-siècle, des modestes féeries que nous nous cotisions (maigrement) pour programmer en classe, du fluide glacial et de la poudre à éternuer aux "bombes algériennes" et autres martinikas dont les déflagrations bondissantes semaient rituellement la panique dans les classes d’histoire.
Pourtant... pourtant ! - des balcons à vitrines, des cariatides et des torchères au buste votif du donateur Louis Pommeraye, réduit, sans doute par économie, à la manière d’une tête jivaro, et perché très haut comme un coucou de pendule au-dessus du dévalement des escaliers (avec quelque chose, dans la fixité de son regard juste-milieu sur son étagère, de la pose augurale du corbeau d’Edgar Poe) il n’est pas d’image de la ville qui s’imprime dans la mémoire avec une netteté aussi photographique, aussi tranchante. Le théâtre là encore n’est pas loin, dans ces bal cons, ces verrières, ces bustes, ces volées d’escaliers, ces statues porte-flambeaux. Mais ce n’est plus le théâtre qui descend animer la rue : c’est plutôt la vie de la rue, la vie inglorieuse du petit commerce et de la boutique qui, timidement, ici, se dignifie et se théâtralise, et qui, sous l’œil de Louis Pommeraye - muse paterne et metteur en scène incongru de cette galerie marchande - s’envole vers les cintres et semble escalader vers la rue Crébillon entre cour et jardin."
La Forme d’une ville, Julien Gracq, 1 985, p. 94-98.