Histoire de l’abbaye de Cluny
Le domaine de Cluny est occupé dès le 10e siècle par un monastère de dimensions modestes. Au fil des décennies, l’abbaye connaît tour à tour plusieurs chantiers, connus sous le nom de Cluny I, II et III. À la fin du 11e siècle, avec le lancement de l’immense abbatiale de Cluny III, le domaine s’impose comme un centre spirituel et culturel de premier plan qui rayonne sur l’Europe entière.
Un contexte favorable
Au tournant de l’an mil, l’Europe occidentale connaît une période relativement stable. La croissance démographique, la multiplication des échanges et l’essor des villes favorisent la circulation des idées et des savoir-faire. L’Église parvient progressivement à affirmer son autorité face au pouvoir séculier. La montée en puissance de l’Église explique aussi le fort élan de spiritualité qui touche la société. Les églises et les sanctuaires se multiplient et s’agrandissent pour recevoir les reliques de saints et les pèlerins de plus en plus nombreux.
La fondation : Cluny I
En 910, le duc d’Aquitaine et comte d’Auvergne Guillaume Ier dit le Pieux fait don à l’abbé Bernon de terres à Cluny et demande que soit construit un monastère, placé sous la protection du pape uniquement. Après la signature de l’acte de fondation, 12 moines s’installent à Cluny, où existait déjà une villa (domaine médiéval) qui permet de subvenir à leurs besoins. Les possessions de Guillaume Ier, qui se composent de terres agricoles et d’un bourg, intègrent désormais la vie monastique. La construction de la première abbatiale, dite aussi Cluny I, est terminée en 927.
Les agrandissements : Cluny II
Cluny II, destinée à remplacer un premier édifice devenu trop petit, est consacrée en 981. Les caractéristiques les plus notables de l’architecture romane commencent à y apparaître, même si on ne connaît pas dans le détail le plan de cet édifice.
La consécration : Cluny III
Le troisième grand chantier, dit Cluny III, ou major ecclesia, est construit entre 1088 et 1130. Les dimensions de la nouvelle église dépassent largement les ambitions des précédentes. Cluny devient la plus grande église au monde jusqu’au 16e siècle, avec des dimensions hors du commun : 187 m de longueur, une quarantaine de mètres en élévation sous la coupole du grand transept, cinq nefs, deux transepts, 301 fenêtres, cinq clochers. Le plan, à la fois centré et basilical, rappelle à la fois les édifices byzantins (Sainte-Sophie) et romains (Saint-Pierre de Rome) – on parle alors de plan archiépiscopal.
Un complexe architectural inspiré de la règle de saint Benoît
Mais le site ne se réduit pas à son église, ou abbatiale. C’est aussi un lieu de vie pour 1 000 moines, comprenant de nombreuses dépendances. La disposition de ces différents lieux est conçue de manière à organiser de façon rigoureuse la vie des moines. Elle provient directement de la règle de saint Benoît, adoptée par Cluny et qui structure la vie monastique à partir du 6e siècle.
Au 6e siècle, Benoît de Nursie rédige une série de consignes pour l’organisation de la vie quotidienne et spirituelle au sein du monastère qu’il a fondé quelques années plus tôt sur le mont Cassin (Italie). Les 73 chapitres qui composent la regula donnent des indications très précises pour mener une vie équilibrée, partagée entre prière et action, activités individuelles et en communauté. Le quotidien d’un moine doit être réglé en fonction de ce que Benoît nomme “l’Œuvre de Dieu” : la journée est rythmée par huit offices, la lecture et l’étude et des séances de travaux manuels. La règle de saint Benoît est massivement diffusée à travers l’Europe grâce aux copistes. Elle est adoptée par de nombreux monastères parce qu’on l’estime facile à appliquer : on parle d’ordre bénédictin.
L’application de la règle de saint Benoît a des conséquences sur l’organisation spatiale du monastère, qui devient dès lors un véritable complexe architectural au cœur duquel on retrouve l’église (signalée par un clocher), flanquée d’un cloître. Tout autour, des pièces et des espaces sont dédiés à la vie quotidienne (dortoir), au travail (ateliers de cordonnerie, tannerie, cordonnerie, scriptorium), à la préparation des repas (boulangerie, brasserie, cuisine), à l’activité agricole (verger, basse-cour), à l’accueil des visiteurs de marque, à la médecine (pharmacie, jardin de plantes médicinales…) et d’autres dépendances. Les moines ne sont pas seuls à s’occuper de toutes ces tâches ; ils sont aidés par les villageois et les paysans. En dehors de l’abbaye de Cluny, le monastère de Saint-Gall (actuellement en Suisse) est un très bon exemple de l’architecture bénédictine.
Le triomphe de Cluny
À la fin du 11e siècle, l’abbaye de Cluny est à la tête de plus d’un millier de possessions à travers l’Europe. Dix mille moines sont ralliés à l’ordre clunisien, depuis la Grande-Bretagne (Exeter, Northampton…) à l’Italie (Plaisance, Crémone…) en passant par l’Espagne (Compostelle, Salamanque…). Le succès de Cluny s’explique en grande partie par son indépendance vis-à-vis du pouvoir séculier : les abbés doivent être nommés par leurs pairs, et non par des laïcs, aussi importants qu’ils soient. Cette position est saluée par le Saint-Siège, qui noue des relations fortes et durables avec l’abbaye bourguignonne, surtout lorsque le pape Grégoire VII (vers 1015-1085) combat la simonie (achat d’un titre ou d’un bien spirituel contre de l’argent) et le nicolaïsme (le mariage des prêtres). La réforme grégorienne, qui se fonde notamment sur le célibat et l’indépendance du clergé, trouve à Cluny l’un de ses principaux bastions.
Le déclin
Au 12e siècle, affaiblie par le coût des travaux, l’abbaye de Cluny doit faire face à une augmentation significative du nombre d’indigents venus demander la charité. Ces difficultés sont, pour un temps, surmontées par de grands abbés comme Pierre le Vénérable (1122-1157), mais la montée en puissance des cisterciens (ordre religieux qui prend naissance à Cîteaux en 1098) provoque des débats, parfois houleux. Au 13e siècle, Cluny renoue avec une certaine stabilité. Des constructions gothiques s’élèvent comme les palais du pape Gélase de Jean de Bourbon ou de Jacques II d’Amboise.
Mais l’indépendance de Cluny est mise à mal : le régime de la commende permet à l’abbé qui dirige le monastère d’en percevoir personnellement les revenus, ce qui confirme la mainmise du roi de France sur le pouvoir religieux. Les abbés sont désormais nommés par le roi de France, qui place des personnages influents à la cour. Ces derniers voient dans l’abbatiat davantage un instrument du pouvoir et un accomplissement de leur carrière plutôt qu’une vocation essentiellement religieuse et désintéressée : on peut citer notamment les cardinaux Richelieu et Mazarin. N’ayant aucune envie de résider à Cluny, ils restent à Paris où une luxueuse résidence gothique, l’hôtel de Cluny, a été construite sur la rive gauche de la Seine, près des anciens thermes romains de Lutèce. Parfois attaquée par des pilleurs (au 16e siècle notamment), l’abbaye de Cluny s’assoupit peu à peu ; des bâtiments conventuels (destinés à la vie quotidienne des moines) sont détruits et laissent place à des édifices classiques.
La disparition de Cluny
La révolution française sonne le glas de Cluny. En 1790, l’Assemblée constituante vote la suppression de toute communauté religieuse. La douzaine de moines qui restent dans les murs de l’abbatiale assiste au pillage systématique de trésors amassés depuis des siècles. Tout est emporté, depuis le mobilier jusqu’à la bibliothèque, en passant par l’or, les objets d’art et les vitraux. Même les grilles, les gargouilles et les cloches sont déposées pour être fondues. Malgré l’alerte lancée par Alexandre Lenoir (créateur du Musée des monuments français), Cluny, désormais bien national, devient une carrière de pierre. Les démolisseurs poursuivent leur travail de sape jusqu’en 1809 et 1810, années marquées par la chute du clocher du chœur, du portail et de l’avant-nef. Cluny n’est plus qu’un champ de ruines dont on ne parvient plus à retrouver la mémoire.
La redécouverte de Cluny : archives et archéologie
Les actes de vandalisme révolutionnaires et autres destructions au cours du 19e siècle plongent Cluny dans l’oubli. Les rares vestiges restants ne donnent plus aucune idée de l’abbaye. Sensibilisés à ces destructions et au risque d’effacement de la mémoire, plusieurs historiens locaux et passionnés se plongent dans les archives afin de reconstituer l’histoire de ce qui fut l’un des plus grands centres théologiques et intellectuels de l’Occident médiéval.
Mais il faut attendre les années 1920 pour qu’un archéologue américain, Kenneth John Conant, s’intéresse à l’architecture de Cluny. Conant consacre une grande partie de sa vie aux fouilles du site. Pendant 40 ans, il note chaque découverte, numérote chaque pièce exhumée, dessine chaque partie. Ces recherches méthodiques lui permettent d’identifier les trois grandes phases de travaux (Cluny I, II et III) et de procéder à une reconstitution graphique de l’abbatiale lors de son apogée aux 11e-12e siècles. En 1968, Conant publie Cluny, les églises et la maison du chef d’ordre qui devient immédiatement la référence sur l’histoire architecturale de l’abbaye.