La naissance du style gothique à Saint-Denis
La nouvelle architecture prestigieuse développée par l’abbé Suger à Saint-Denis est un reflet du royaume capétien en pleine expansion. L’art gothique apparaît comme une synthèse d’expériences techniques européennes et repose sur une nouvelle conception théologique de la lumière.
Le rôle clé de la lumière
Les projets d’agrandissement de la basilique reposent sur une conception nouvelle du rôle des édifices religieux dans le dogme catholique. L’abbé Suger découvre les écrits de Denys l’aréopagite, un théologien selon lequel Dieu est lumière et la religion chrétienne fondée sur cette révélation. Le nouveau style de la basilique de Saint-Denis doit rendre sensible aux fidèles cette conception dès leur entrée dans l’édifice : il devient nécessaire d’y faire entrer un maximum de lumière.
Une nouvelle conception de la spiritualité
De plus, sous l’influence du théologien et philosophe Pierre Abélard (1079-1142), auteur des traités Theologia summi boni et De unitate et trinitate divina (composé vers 118), la conception de la foi est repensée. Abélard décide d’appliquer “les similitudes de la raison aux principes de la foi”. Il introduit ainsi la méthode dialectique, réservée à la philosophie et à la logique, dans la théologie. Cette conception rationalisée de la loi est visible dans l’architecture gothique : la rigueur architecturale qui régit la réalisation des églises et cathédrales est à l’image de l’ordre de Dieu. La géométrie et l’harmonie sont privilégiées et la travée – c’est-à-dire l’espace compris entre deux points d’appui d’une construction – devient l’articulation majeure de l’édifice.
Le style ogival, l’autre nom du gothique
Le style roman dans lequel étaient construites les églises et cathédrales jusqu’alors ne permettait pas de faire entrer la lumière dans les édifices. Afin de maintenir les hautes voûtes, les murs devaient être assez solides pour supporter la poussée exercée. Une série d’innovations techniques, en partie documentée par Villard de Honnecourt, offrent dès le 12e siècle des alternatives à cette architecture massive et sombre.
La nouvelle façade gothique
L’abbé Suger décide de donner à la basilique de Saint-Denis une nouvelle façade dite harmonique, plus haute que la précédente. Conçue dès le 11e siècle par les architectes normands, la façade harmonique prend la forme d’un rectangle divisé en trois parties : la partie centrale, la plus large, est équipée d’un portail, de même que celles de droite et de gauche, même s’ils sont de moindre taille. Les deux parties latérales sont montées de tours symétriques dans lesquelles sont installées les cloches. À Saint-Denis, des contreforts séparent ces trois parties, donnant à l’édifice une allure de fort sacré, même si aujourd’hui, la façade harmonique n’est plus symétrique – la tour Nord a été arasée en 1847 par Viollet-le-Duc suite à sa destruction par la foudre.
La rose et les vitraux : un écrin lumineux
Pour les créateurs du style gothique, la lumière est le symbole de la révélation divine. L’éclat des vitraux sert d’écrin à sa manifestation et aide les fidèles à s’élever vers Dieu. Dans la basilique, les vitraux sont présents presque partout, de la rose de la façade, en passant par les vitraux de la chapelle et du triforium, sans oublier ceux des grandes fenêtres en voûte d’ogive et des chapelles. D’après certaines sources historiques, le coût de fabrication des vitraux de Saint-Denis aurait été plus élevé que celui de la construction en pierre, ce qui montre le rôle fondamental de la lumière dans l’architecture gothique.
La basilique de Saint-Denis jouit de l’une des toutes premières roses sur sa façade.
Le chevet et le déambulatoire
De 1140 à 1144, l’abbé Suger édifie un nouveau chevet lumineux afin de mettre en valeur les trésors que sont les reliques des saints. Au Moyen Âge, le dogme catholique s’accommode d’un mysticisme hérité des croyances païennes. Les saints et leurs reliques occupent une place centrale, ils sont souvent l’objet de pèlerinages.
Le nouveau chevet répond à un double impératif : apporter plus de lumière pour mettre en valeur les reliques et accueillir la foule nombreuse qui vient les admirer. Dans ses écrits, Suger relate en effet les problèmes causés par l’étroitesse de la crypte carolingienne : difficulté d’accès aux reliques, mais aussi risques de bousculades voire d’évanouissement pour les pèlerins entassés. L’abbé décide donc de commencer par rénover la crypte afin de consolider les fondations du chevet. Les murs qui entouraient le chevet sont remplacés par une forêt de colonnes monolithes sur laquelle repose l’une des premières voûtes en croisée d’ogives. Le développement de la voûte en ogives, caractéristique du style gothique, appuyée sur des colonnes plus fines, permet de désenclaver le déambulatoire. La lumière pénètre ainsi jusqu’au chevet et à l’autel. L’impression de lumière est accentuée par la façon dont sont éclairées les chapelles rayonnantes desservies par le déambulatoire. Autrefois séparées par des murs percés de fenêtres, les chapelles sont juxtaposées les unes aux autres et serties de larges baies ornées de vitraux.
Ce nouveau chevet est consacré le 11 juin 1144 par le roi Louis VII et la reine Aliénor d’Aquitaine. Des évêques et des abbés transportent vers ce nouvel écrin de lumière les trois reliquaires de saint Denis et des martyrs l’accompagnant autrefois conservés dans la sombre crypte carolingienne. Les reliques n’ont pas changé de place et sont encore visibles aujourd’hui sur l’autel de ce chevet.
Les travaux d’agrandissement du 13e siècle : harmonisation de la basilique
Les travaux entrepris par l’abbé Suger ne concernaient que la façade et le chevet de la basilique. Au cœur de l’édifice, la nef carolingienne persistait, avec ses murs plus épais et moins ajourés qui empêchaient la lumière de rentrer. Ce manque d’harmonie générale est résolu en 1231 quand l’abbé Eudes Clément, qui a succédé à Suger, entreprend de modifier la nef.
Afin d’harmoniser le style des différentes parties de la basilique, le chœur conçu par Suger est démonté et les colonnes retaillées jusqu’aux abaques afin d’être remplacées par des piles plus solides, ce qui permet aux piliers de supporter un poids plus important. Le dépouillement des murs de tout ce qui les alourdissait et de ce qui bloquait le regard renforce l’impression de verticalité. Les arcs du triforium et les lancettes des fenêtres sont également alignés pour accentuer l’effet d’optique. La transformation de l’église primitive en une nécropole royale est finalisée par l’ajout de doubles bas-côtés au transept. Cet élargissement permet d’agrandir de façon significative la surface de la nécropole qui souffrait du manque de place.
Des piliers plus fins
Les avancées techniques réalisées à partir du 12e siècle en Europe permettent aux maîtres d’œuvre de concevoir des piliers plus fins, la poussée exercée par la voûte étant mieux répartie. Cette innovation s’accompagne également d’une révolution iconographique : les feuilles imaginaires représentées sur les chapiteaux des colonnes romanes laissent la place à une représentation fidèle de la nature, plus subtilement détaillée et permettant même de reconnaître les essences de plantes.
La verticalité du nouveau transept, l’augmentation des surfaces vitrées ainsi que leur virtuosité ouvrent une nouvelle période pour l’art gothique. A posteriori, les productions de cette époque sont appelées “gothique rayonnant”, en référence aux roses qui permettent à la lumière de “rayonner” dans les cathédrales. Du point de vue symbolique ou théologique, la verticalité est également significative dans l’architecture gothique. Depuis les travaux d’Abélard, l’ordre est considéré comme une valeur fondamentale du christianisme. Il est donc à rechercher dans la nature, créée par Dieu, ainsi que dans les édifices qui rendent hommage à Dieu et qui doivent eux aussi incarner cet ordre. L’harmonie architecturale recherchée par l’abbé Clément sert justement à transmettre aux fidèles cette dimension ordonnée, reflet de l’ordre divin.
Une nouvelle iconographie
La multiplication des surfaces pouvant être couvertes de vitraux permet également à l’abbé Suger d’introduire de nouveaux thèmes iconographiques tirés de la Bible, dont l’arbre de Jessé. Dans la religion chrétienne, l’arbre de Jessé est une représentation de la généalogie du Christ. Plusieurs versions contradictoires de cet arbre généalogique ont existé au cours des siècles, incluant ou non Marie comme descendante de Jessé, le père du roi David. Selon l’évangile de saint Mathieu, Marie n’y figure pas. Il faut attendre 1545 et le Concile de Trente pour que l’Église catholique fasse de la mère de Jésus-Christ l’une des figures centrales de son dogme, et que celle-ci retrouve une place dans l’arbre de Jessé. L’abbé de Suger est l’auteur de la description la plus connue de l’arbre de Jessé, une description qui en dévoile également le sens caché : “Un Jessé couché duquel sort un arbre dont les branches grimpantes portent les prophètes (en qualité d’ancêtres spirituels) et les rois (en qualité d’ancêtres charnels) de Jésus." Les rois en question sont les rois des Juifs : Jessé (ou Isaïe), David et ses deux fils, Salomon et Nathan. Le lien généalogique à Marie se fait par ce dernier, dont elle serait une descendante.
Motif iconographique récurrent dans l’art du Moyen Âge, l’arbre de Jessé apparaît aussi dans les Bibles où il sert à la fois à magnifier le texte et à ajouter une version expressive à l’écriture. Celui de la basilique de Saint-Denis n’est donc pas une pure création de la part de l’abbé Suger. Prenant exemple sur la basilique de Saint-Denis, d’autres églises et cathédrales comme Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, ou l’église Saint-Étienne de Beauvais, reprennent ensuite le motif de l’arbre de Jessé pour leurs vitraux.