Le maçon
Il y avait le grand Jules et puis il y avait Marcel. Le grand Jules, c’était le contremaître. Marcel, c’était mon copain. Le dimanche il jouait de la trompette dans la fanfare municipale. Moi, j’allai le voir défiler, et quand il passait à notre hauteur, je hurlais : “C’est mon copain Marcel !” Il faut dire qu’à dix ans avoir un copain maçon qui, en plus, joue de la trompette, ça vous rend rudement fier.
Parfois sur le chantier il emmenait une poire à eau et, en riant, il arrosait les autres maçons. C’était un drôle de farceur, Marcel. À cette époque, j’étais plutôt remuant et les devoirs ne me retenaient pas longtemps. Aussitôt rentré, j’allais retrouver mes amis sur le chantier de l’usine familiale qu’ils étaient en train d’agrandir. Enfant, je n’ai jamais compris exactement ce qui se passait dans cette usine. C’était un monde un peu effrayant et surtout intimidant, avec sa grande salle commune où travaillaient quarante femmes, le regard rivé sur une machine. Peu de conversations, la radio quand même. Travailler en musique était un progrès à l’époque. J’aimais bien y aller de temps en temps malgré tout, parce que les ouvrières me prenaient sur leurs genoux et m’offraient des bonbons. Mais j’étais là en visiteur et ne participais pas au grand mystère de la fabrication.
Avec Jules et Marcel, c’était différent : jour après jour, semaine après semaine, je pouvais voir la construction progresser, me sentant grandir avec elle. Je faisais vraiment partie de l’équipe, aidant comme je pouvais, portant deux briques ou ramenant une brouette vide. Le soir il fallait venir me déloger de force pour me ramener à la maison, essayant de me faire admettre que la place d’un écolier n’est pas à rêvasser sur un chantier, mais en face de ses devoirs et leçons.
Mais le plus beau, c’était le ciment. C’est magique le ciment. Tout d’abord, ce sont deux montagnes, l’une de sable jaune, l’autre de poudre gris-vert. Arrive le maçon et les deux montagnes se mélangent : la jaune devient verte, redevient jaune, puis la montagne devient volcan dans lequel un lac est bientôt créé, que l’on essaie de combler jusqu’à ce qu’il déborde et libère les torrents boueux, qui aussitôt se mettent à dévaler les pentes. C’est vrai, l’usine et ses machines, je ne comprenais pas bien. Mais le ciment et les rires de Marcel, alors là il n’y avait pas de secret pour moi. Parfois, il m’expliquait aussi la brique, le maniement du corbeau, de la truelle et j’ouvrais bien grands mes yeux et mes oreilles. Le temps passait. Et puis un jour, Marcel m’a tendu sa pelle négligemment : “Tiens, prépare-moi deux sacs, j’ai un coffrage à terminer là-haut.” Ah ! Dieu de ma vie, la suprême distinction, la joie de ce printemps. Tout en essayant de garder un air dégagé, j’ai accompli mon chef-d’œuvre à moi, une montagne de ciment frais. Un ciment bien honnête, dont le maçon avec un hochement de tête approbateur et un clin d’œil entendu a fait son affaire.
L’usine a enfin été achevée et Marcel a quitté la fanfare. Je ne l’ai jamais revu.
Bernard Henry, Des Métiers et des hommes