Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon
"Léonard pose la hotte pour prendre la truelle. Un jour, mon compagnon me dit "Te voilà maintenant un gros et fort garçon, tu ne peux pourtant pas toujours servir les maçons et flâner dans un gâchoir. J'ai vu hier ton oncle, Martin, il commence des travaux à Bercy, chez un grand marchand de vin appelé Soulage. Je lui ai dit qu'il devrait te faire commencer à limousiner. » Je trépignai de joie, et, le soir même, je courus chez mon oncle.
En me voyant il me dit "J'ai donné commission à un de mes ouvriers d'aller te chercher il faut te procurer des outils et nous allons voir comment tu vas t'en servir."
Je jetai ma hotte et ma pelle au diable, j'allai chercher, le lendemain un garçon à la grève et me voilà compagnon. J'avais dix-sept ans, et j'avais servi les maçons pendant près de trois ans.
Fier de cette nouvelle condition je pensais que le roi était à peine mon égal. En entrant au garni, je courus embrasser ma logeuse et je reçus avec une satisfaction facile à comprendre, les compliments des amis " Allons ! Allons ! me disaient-ils, deviens un maçon comme ton père, c'est tout ce que nous te souhaitons."
Le garçon que j'embauchai à la grève, me suivit jusqu'au garni, où il devait prendre les outils que je venais d'acheter. Que se passa-t-il dans sa tête ? Au moment de s'en charger aura-t-il deviné à la vue de mes deux auges neuves et de ma jeunesse, que j'étais un débutant ? Dès que je lui eus payé la goutte, il ne dit mot et se sauva.
Me voilà bien pris, je retournai au galop à la grève, et j'en retrouvai un autre, qui n'avait pas la figure très douce, ni très avenante. Enfin, il vint, mais il n'était pas loin de dix heures lorsque nous arrivâmes au chantier. Tout le monde était à déjeuner, et mon gars étant sans le sou, il me fallut lui avancer dix sous pour son premier repas. Cependant, je n'eus pas à me plaindre de lui, il me rendit bien mon argent et il se montra laborieux et bon enfant.
Le maître compagnon, un nommé Lavergne, était le beau-frère de mon oncle ; c'était un soiffeur, un buveur de goutte ; il finit par contracter des habitudes d'ivrogne ; peu à peu il se démoralisa, s'abrutit. Sa fin fut des plus malheureuses, je crois même qu'il alla mourir à l'hôpital. Lavergne me mit à remplir les fondations du mur d'un magasin. Il ne trouvait jamais que j'en faisais assez. Il alla jusqu'à dire à mon oncle que je n'avais pas de goût, que j'étais même fainéant.
Je crois qu'il m'avait pris en grippe, parce que témoin de son inconduite, il craignait que je ne le desserve auprès de mon oncle qui venait rarement sur les travaux. Il habitait Villemomble.
N'osant pas me renvoyer dès que la limousinerie fut terminée, il me mit à travailler dans les plâtres, c'est-à-dire avec les maçons qui faisaient les plafonds et les enduits des murs.
Lavergne savait bien que je ne faisais que débuter et qu'à tout, il faut un apprentissage. Il osa me dire que je ne ferais jamais un maçon comme mon père. Je me fâchai et l'envoyai promener.
L'hiver de 1832 à 1833 étant venu, la maladie du pays me gagna. Comme il y avait trois ans que je n'avais vu ni ma mère, ni mes sœurs, je résolus de partir.
Mais une chose essentielle me manquait, l'argent. Le chômage de trois mois auquel j'avais été astreint à la suite de mon accident survenu en 1831, avait dévoré toutes mes petites économies et m'avait même forcé de faire des dettes. Je m'adressai à un de mes bons amis, Jean Roby, de St-Hilaire, qui connaissait ma réelle situation, et il me prêta deux cents francs. Au comble de la joie, nous allâmes ensemble acheter des effets au Temple, ces vieilleries bien retapées, paraissant neuves.
J'allais donc être fier pour me présenter les dimanches et les jours de ballade dans la Creuse, et j'étais content de revoir la famille et nos belles et aimées Marchoises.
C'était alors un grand honneur pour nous, que de nous montrer à nos parents et à nos voisins, bien nippés et bien cravatés."
Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Martin Nadaud, 1895