Chronique du jardin de la Clarté parfaite
"Le jardin de la Clarté parfaite, au septentrion du jardin du Printemps glorieux, est le jardin qui m’a été donné en fief pour résidence. Jadis, feu Sa Majesté mon père l’empereur Shengzu, le Vertueux, en ses moments de loisir, après les audiences, se délassait sous les frondaisons du Danling pian et se désaltérait à l’eau d’une source. La trouvant de goût agréable, il fit aménager, en ordonnant d’en réduire les dimensions, le jardin du Printemps glorieux sur les ruines d’une villa abandonnée, qui appartint à un parent des empereurs Ming. Il l’honorait de sa présence pendant les printemps splendides et les étés torrides. Je suivais son cortège impérial quand il s’y rendait, et un jour, me vis honoré d’un site aux bois clairs et aux sources pures, aux vastes étangs et aux lacs profonds. En les adaptant au relief, m’appuyant sur les montagnes et en bordure d’eau, selon les dimensions et les qualités du terrain, j’y fis édifier pavillons et belvédères, capturant les beautés de la nature sans [en] déranger [l’ordonnancement] par les travaux.
Parterres de fleurs, écrans d’arbres, point n’est besoin de les arroser pour les voir prospérer. Les oiseaux dans les nids, les poissons dans les bassins, joyeux de voler et de nager, se rassemblent à leur gré, sans doute grâce au site, sain et d’heureuse configuration, et à la terre, si bonne et fertile. Tout y est réuni dans la sérénité pour y prospérer et y résider ; tout donne paix et faste.
Le jardin achevé, Sa Tendre Grâce [mon père] me fit l’honneur de m’accorder une inscription horizontale de ces mots CLARTÉ PARFAITE. Avec respect, je me portai à la rencontre du char impérial. Je contemplai avec joie le visage souriant, empreint d’affection paternelle, et exprimai ma reconnaissance pour l’astre du jour. Les fleurs et les arbres, le bois et la source : l’univers entier reçut sa faveur.
Parvenu au grand gouvernement, du matin au soir je traitais les affaires de l’État depuis ma retraite [de deuil]. En dépit des chaleurs torrides, de la moiteur étouffante, je n’envisageai à aucun moment de fuir la canicule et de me porter à la rencontre de la fraîcheur. Les trois années de deuil s’écoulèrent. Tous affirmèrent que le Grand Rite était accompli, que les Cent Affaires devaient à nouveau être entreprises. Il convenait de calmer les esprits, de recevoir la félicité dans la sérénité sans qu’il soit besoin d’efforts pour balayer les tracas et les clameurs du monde. Pour aménager un climat de pureté et d’excellence, seule la résidence à la campagne convient. Ainsi ai-je ordonné au service concerné de restaurer avec mesure les belvédères et les terrasses, les montagnes et les vallées, tout en préservant l’ancienne apparence. On se contenta de construire des galeries couvertes et des perrons, pour distribuer la cour et les bureaux. Cela afin que les ministres de service puissent disposer en ces lieux de locaux pour gérer les affaires. µ
Dans la salle construite au midi du jardin, je me rends pour tenir conseil. Le soleil du matin y resplendit, l’ombre de l’été en marque le seuil. De jour comme de nuit, les audiences et les consultations se succèdent, et le temps passé en compagnie des ministres est long.
Au sein du jardin, des champs sont défrichés et des chaumières sont bâties. Potagers et vergers sont tracés. Fertile est la plaine, abondantes sont les barbes splendides des épis de blé. Comme il m’arrive de porter mon regard au loin et d’observer, mes pensées s’éloignent alors vers la plaine centrale, et je me félicite que l’automne soit là ; m’appuyant aux balustrades pour regarder les travaux des champs, ou me rendant sur les digues pour observer les nuées, j’espère que la pluie nourricière sera opportune, que les pousses de qualité seront mûres à terme. Alors l’image des paysans qui s’appliquent et s’attèlent au dur labeur de la récolte se transpose au sein du jardin impérial.
Comme des rayons de soleil à travers bois après la pluie, les reflets purs et clairs du bassin, le ruban d’un cours d’eau sans ride, l’image d’un pic lointain dans le miroir d’un plan d’eau, l’éclat du soleil du matin, la clarté de la lune au soir, reflet d’émeraude contenu au firmament où naît spontanément le mystère de la Voie, et s’éclaircit subitement le dessein céleste, je profite du peu d’affaires importantes pour me livrer aux plaisirs nobles. Saisir les rimes et manier le pinceau, mettre à profit les qualités [des fonctionnaires] et diriger les connaissances [des conseillers]. En ce qui concerne le rythme quotidien du lever et du coucher, je me conforme scrupuleusement au modèle vertueux, à l’éclat condescendant, et je l’observe avec respect en tous points, sans oser transgresser les limites tracées. Contrairement aux chevrons peints de polychromies, et aux colonnes en bois de genévrier, les cloisons sont sans ornement et les portails faits de planches, sans équarrissage ni ajustement, sans application de vermillon ni de rouge éclatant, c’est pour prendre modèle sur le sens de l’économie et de frugalité de feu Sa Majesté mon père.
Au matin, recevoir les ministres et les conseillers, au soir, déplier et prendre connaissance des mémoires et des placets, réviser les rapports sur le perron, superviser les exercices de tir au champ. Pendant un moment de calme, sérénité ; en période d’abstinence, respect. Inscrire chaque action dans la constance et la persévérance, c’est prendre modèle sur la diligence et l’application de feu Sa Majesté mon père.
Aux beaux jours de printemps ou d’automne, le paysage propage la fraîche senteur du végétal naissant, les animaux produisent un concert à l’unisson, les fleurs sécrètent un nectar de rosée limpide. Alors les princes et les ministres sont convoqués pour une promenade sereine et sans encombre, ou pour faire une traversée au rythme des rames, et leur sont offerts des victuailles, des fruits et des légumes. En osmose nous manifestons nos sentiments et nous consignons par écrit l’allégresse d’être à l’unisson. Lever la tête pour contempler, et l’abaisser pour inspecter, nager ou plonger, chacun suivant sa convenance ; les Dix Mille Figures se dévoilent dans toute leur plénitude, le cœur et l’esprit dans un état de concorde et de détachement. C’est prendre modèle sur l’affection et l’honneur dont feu Sa Majesté mon père entourait les sages, et la condescendance dont il faisait preuve avec les subordonnés, suivant les circonstances et la constitution des êtres.
Quant à ce beau nom de Clarté parfaite qui m’a été accordé par faveur, au dessein profond et à la signification difficile à pénétrer, par la consultation des ouvrages anciens et en me référant à leurs propos, j’ai cherché à en reconnaître les vertus. Ainsi, le parfait atteint le divin, comme l’homme pénétré de vertu est à l’exact milieu du jour ; la clarté se répand en tous lieux, telle l’intelligence pénétrante d’un sage accompli.
Pour me conformer à ce sens dévoilé, il est gravé en inscription au-dessus de l’accès ; maxime qui tient en éveille corps et l’esprit ; avec respect chercher à appréhender le dessein du ciel et se remémorer sans cesse les conseils et l’instruction du sage [mon défunt grand-Père], et me référant au réconfort pour assortir les catégories, cultiver avec constance la Suprême Concorde. Je ne sollicite pas ma propre sérénité, mais je désire la paix et la tranquillité aux Dix Mille Orients. Ce dessein, je ne le formule pas pour mon confort, mais dans l’espoir de connaître l’harmonie et la prospérité des Cent Tribus, dans l’espoir que notre ère accédera à la Terrasse du Printemps et que le peuple se promènera au Royaume de la Félicité.
Chronique du jardin de la Clarté parfaite, Empereur Yongzheng