Le "jardin des jardins"

— par Jean-Denis Attiret

Sous le titre des Lettres édifiantes et curieuses est publiée en France, entre 1702 à 1776, une collection établie sur la base de la correspondance des jésuites de Chine. Souvent rééditée et ayant une large audience, elle contribua à nourrir la vogue sinophile et à entretenir le goût pour les "chinoiseries" qui prévalait au 18e siècle. Chaque volume était un événement attendu dans les salons.
L’une des missives, dans laquelle le frère Jean-Denis Attiret (1702-1768) évoquait les maisons de plaisance de l’empereur au Yuánming Yuán, qu’il nomme le "jardin des jardins", connut un retentissement particulier. Daté du 1er novembre 1743 mais publié en 1747, ce document permit aux Européens d’acquérir des informations sur les jardins chinois et de plus joua un rôle prépondérant dans l’élaboration d’une conception nouvelle de l’art du paysage à un moment où la symétrie du jardin à la française commençait à être remise en question. Cette lettre contribua à la création des parcs "imités de la Chine" à travers toute l’Europe.

[...] tout y est grand et véritablement beau, soit pour le dessin, soit pour l’exécution, et j’en suis d’autant plus frappé, que nulle part rien de semblable ne s’est offert à mes yeux [.]. Ce palais est au moins de la grandeur de Dijon [.]. Il consiste en général dans une grande quantité de corps de logis, détachés les uns des autres, mais dans une belle symétrie, et séparés par de vastes cours, par des jardins et des parterres. La façade de tous ces corps de logis est brillante par la dorure, le vernis et les peintures. L’intérieur est garni et meublé de tout ce que la Chine, les Indes et l’Europe ont de plus beau et de plus précieux. Pour les maisons de plaisance, elles sont charmantes. Elles consistent dans un vaste terrain, où l’on a élevé à la main de petites montagnes, hautes depuis vingt jusqu’à cinquante et soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux d’une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se joindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux, ces mers et ces étangs sur de belles et magnifiques barques [.]. Dans chacun de ces vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis de plusieurs corps de logis, de cours de galeries ouvertes et fermées, de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui fait un assemblage dont le coup d’œil est admirable. On sort d’un vallon, non par de belles allées, droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la forme du terrain, soit pour la structure des bâtiments. Toutes les montagnes et collines sont couvertes d’arbres, surtout d’arbres à fleurs, qui sont ici très communs. C’est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roche, dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posés avec tant d’art, qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt étroit : ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était poussé par les collines et les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent y être l’ouvrage de la nature ; chaque saison a les siennes. Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt des sentiers, qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d’un vallon à l’autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt ils sont sur les bords des canaux, tantôt ils s’en éloignent. Arrivé dans un vallon, on aperçoit les bâtiments. Toute la façade est en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée, peinte, vernissée ; les murailles de brique grise, bien taillée, bien polie ; les toits, couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes, bleues, vertes, violettes, qui par leur mélange et leur arrangement font une agréable variété de compartiments et de dessins. Ces bâtiments n’ont presque tous qu’un rez-de-chaussée. Ils sont élevés de terre, de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns ont un étage. On y monte, non par des degrés de pierre façonnés avec art, mais par des rochers, qui semblent être des degrés faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de fées, qu’on suppose au milieu d’un désert, élevés sur un roc dont l’avenue est raboteuse, et va en serpentant [.]. Chaque vallon comme je l’ai dit, a sa maison de plaisance ; petite, eu égard à l’étendue de tout l’enclos, mais en elle-même assez considérable pour loger le plus grand de nos seigneurs d’Europe avec toute sa suite. [.] Mais combien croirez-vous qu’il y a de ces palais dans les différents vallons de ce vaste enclos ? Il y en a plus de deux cents, sans compter autant de maisons pour les eunuques [.]. Mais dans les maisons de plaisance on veut que presque partout il règne un beau désordre, une antisymétrique. Tout roule sur ce principe : C’est une campagne rustique et naturelle qu’on veut représenter, une solitude, non pas un palais bien ordonné dans toutes les règles de la symétrie et du rapport [.]. Tout est de bon goût, et si bien ménagé, que ce n’est pas d’une seule vue qu’on en aperçoit toute la beauté, il faut examiner pièce à pièce ; il y a de quoi s’amuser longtemps, et de quoi satisfaire toute sa curiosité.

Le Lettres édifiantes et curieuses, Pékin 1e novembre 1743, Jean-Denis Attiret, 1747