La France des années 30 contre les gratte-ciel !
Voici l’“Empire State Building”, en construction à New York dans la 5e avenue. Il atteindra 349 m. Les Américains auront désormais un sommeil plus calmé. La tour Eiffel les empêchait de dormir, avec ses 300 m. Mais il y eut aussi la tour de Babel… qu’ils y pensent ! M. George-E.-J. Pistor, un des plus importants constructeurs américains de gratte-ciel, vient de publier en France un fort important article où il expose l’histoire et la technique du gratte-ciel. Il déclare qu’avec le gratte-ciel l’Amérique a créé le style le plus digne d’attention depuis la Renaissance. Il conclut en nous conseillant ne pas nous tenir à l’écart de cette manifestation d’art, “la plus importante des temps présents”. Et il donne sur la matière des leçons à nos architectes.
M. George-E.-J. Pistor croit-il convaincre nos artistes que la construction d’un gratte-ciel relève d’autre chose que de la technique, et que cette autre chose est l’art ? Le colossal et l’art sont choses différentes. Le goût et la technique n’ont rien de commun. Nous construirions du colossal si nous le voulions. La science de nos polytechniciens et de nos « centraux » ne le cède en rien à celle des ingénieurs américains. Mais, derrière la science des nôtres, il y a une longue tradition d’art qui la complète et qui manque aux techniciens d’Outre-Atlantique. Et cela échappe peut-être à ce jeune pays qui n’a encore produit ni un vrai chef-d’œuvre littéraire, ni un chef-d’œuvre artistique.
Quand les ingénieurs-architectes américains auront créé dans une de leurs villes une perspective comparable à celle qui va du Louvre à l’arc de Triomphe, ils auront immédiatement fait de chaque habitant un ennemi irréductible du gratte-ciel.
Si nous voulions ruiner Paris, en éloigner tous les étrangers et tous les provinciaux qui viennent s’y distraire et jouir de ses beautés, si nous voulions en chasser tous les artistes, tous les écrivains, tous les étudiants qui viennent de tous les coins du monde s’y former, s’y cultiver, s’y affiner, si nous voulions en faire une ville ennuyeuse comme New York ou odieuse comme Chicago, il suffirait d’y construire des gratte-ciel.
"Construirons-nous des gratte-ciel ? ", in Lectures pour tous : revue universelle et populaire illustrée, janvier 1931