Des gratte-ciel impudemment "nouveaux"
Les "grands immeubles" qui ont si promptement usurpé une gloire qui vous paraît encore assez surprise d’elle-même, ces multiples gratte-ciel qui, vus de l’eau, se hérissent comme d’extravagantes épingles à chapeau plantées dans un coussin déjà surchargé, et réparties dans l’obscurité, n’importe où et n’importe comment, ont du moins la félicité de s’acquitter de la beauté des tons, d’intercepter le soleil et de répandre de l’ombre à la manière des tours de marbre. Ils ne sont pas tout de marbre, je crois, en aucun cas mais ils sont impudemment neufs et encore plus impudemment "nouveaux" – ce qu’ils ont en commun avec tant de choses terribles en Amérique […]
Une histoire vaut jusqu’à ce qu’une autre histoire soit racontée, et les gratte-ciel sont les derniers mots de l’ingéniosité économique, jusqu’à ce qu’un autre mot soit écrit. Il se peut que ce soit alors d’une signification encore plus laide, mais le vocabulaire du calcul économique à tout prix révèle des ressources illimitées et la conscience de cette vérité, la conscience d’un état fini, menacé, essentiellement inventé, s’impose toujours à ma perception avec le scintillement du millier d’yeux vitreux de ces géants du simple marché. Un monument comme le campanile relativement aveugle de Giotto, à Florence, a l’air suprêmement serein dans sa beauté. Vous n’avez pas l’impression qu’il ait été élevé par le souffle d’une passion intéressée qui passion plus que tout autre inquiète, et sans repos, ne cesse de rechercher des formes plus flexibles. La beauté a été l’objet de l’idée de son créateur, et, en trouvant la beauté, il a trouvé la forme dans laquelle sa création repose splendidement.
La Scène américaine, Henry James, 1907