Promenades dans Rome
Ma première visite en arrivant fut pour le Colisée.
Le Colisée offre trois ou quatre points de vue tout à fait différents. Le plus beau peut-être est celui qui se présente au curieux lorsqu'il est dans l'arène où combattaient les gladiateurs, et qu'il voit ces ruines immenses s'élever tout autour de lui. Ce qui m'en touche le plus, c'est ce ciel d'un bleu si pur que l'on aperçoit à travers les fenêtres du haut de l'édifice vers le nord.
Il faut être seul dans le Colisée ; souvent vous serez gêné par les murmures pieux des dévots, qui par troupes de quinze ou vingt, font les stations du Calvaire, ou par un capucin qui, vient prêcher ici le vendredi.
Tous les jours vous rencontrez des maçons servis par des galériens; car il faut toujours réparer quelque coin de ruines qui s'écroule. Mais cette vue singulière finit par ne pas nuire à la rêverie.
On monte dans le couloir des étages supérieurs par des escaliers assez bien réparés. Mais, si l'on n'a pas de guide (et à Rome tout cicérone tue le plaisir), l'on est exposé à passer sur des voûtes bien amincies par les pluies et qui peuvent s'écrouler.
Pour lui donner une idée quelconque des restes de cet édifice immense, plus beau peut-être aujourd'hui qu'il tombe en ruine, qu'il ne le fut jamais dans toute sa splendeur (alors ce n'était qu'un théâtre, aujourd'hui c'est le plus beau vestige du peuple romain), il faudrait connaître les circonstances de la vie du lecteur.
Cette description du Colisée ne peut se tenter que de vive voix, quand on se trouve, après minuit, chez une femme aimable, en bonne compagnie, et qu'elle et les femmes qui l'entourent veulent bien écouter avec une bienveillance marquée, les images se présentent en foule, et les spectateurs entrevoient, par les yeux de l'âme, ce dernier reste encore vivant du plus grand peuple du monde. On peut faire aux Romains la même objection qu'à Napoléon. Ils furent criminels quelquefois, mais jamais l'homme n'a été plus grand.
Lorsqu'il travaillait à cette église, Michel-Ange, déjà très vieux, fut trouvé, un jour d'hiver, après la chute d'une grande quantité de neige errant au milieu des ruines du Colisée. Il venait monter son âme au ton qu'il fallait pour pouvoir sentir les beautés et les défauts de son propre dessin de la coupole de Saint Pierre. Tel est l'empire de la beauté sublime ; un théâtre donne des idées pour une église.
Dès que d'autres curieux arrivent au Colisée, le plaisir du voyageur s'éclipse presque en entier. Au lieu de se perdre dans des rêveries sublimes et attachantes, malgré lui il observe les ridicules des nouveaux venus, et il lui semble toujours qu'ils en ont beaucoup. La vie est ravalée à ce qu'elle est dans un salon: on écoute malgré soi les pauvretés qu'ils disent. Si j'avais le pouvoir, je serais tyran, je ferais fermer le Colisée durant mes jours à Rome.
Que de matinées heureuses j'ai passées au Colisée, perdu dans quelque coin de ces ruines immenses ! Des étages supérieurs on voit en bas, dans l'arène, les galériens du pape travailler en chantant. Le bruit de leurs chaînes se mêle au chant des oiseaux, tranquilles habitants du Colisée. Ils s'envoient par centaines quand on approche des broussailles qui couvrent les sièges les plus élevés où se plaçait jadis le peuple roi. Ce gazouillement paisible des oiseaux, qui retentit faiblement dans ce vaste édifice, et, de temps à autre, le profond silence qui lui succède, aident sans doute l'imagination à s'envoler dans les temps anciens. On arrive aux plus vives jouissances que la mémoire puisse procurer.
Cette rêverie, que je vante au lecteur, et qui peut-être lui semblera ridicule, c'est le sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
LA FONTAINE.
À vrai dire, voilà le seul grand plaisir que l'on trouve à Rome.
Du haut des ruines du Colisée, on vit à la fois avec Vespasien qui le bâtit, avec saint Paul, avec Michel-Ange. Vespasien, triomphant des Juifs, a passé sous cet arc de triomphe que vous apercevez là-bas, à l'entrée du Forum, et que, de nos jours encore, le Juif évite dans sa course. Ici, plus près, est l'arc de Constantin ; mais il fut construit par des architectes déjà barbares : la décadence commençait pour Rome et pour l'Occident.
Je le sens trop, de telles sensations peuvent s'indiquer, mais ne se communiquent point. Ailleurs, ces souvenirs pourraient être communs; pour le voyageur placé sur ces ruines, ils sont immenses et pleins d'émotion. Ces pans de murs, noircis par le temps, font sur l'âme l'effet de la musique de Cimarosa, qui se charge de rendre sublimes et touchantes les paroles vulgaires d'un libretto.
Promenades dans Rome dans Voyages en Italie (1802-1828) Stendhal