Histoire du Castel Béranger
Hector Guimard reçoit la commande du Castel Béranger fin 1894 ; il n’a alors que 27 ans. Le commanditaire, Elisabeth Fournier, appartient à la bourgeoisie catholique d’Auteuil. Elle donne carte blanche au jeune architecte. Le nom de Béranger vient de la proximité de l’ancien hameau Béranger ; le terme Castel ("petit château") est employé par Guimard dans plusieurs de ses réalisations.
Le 16 septembre 1895, l’autorisation est donnée par la Ville de Paris à madame Fournier et à l’architecte de construire trois bâtiments d’habitation.
Une œuvre d’art totale
Durant l’été 1895, Guimard voyage en Belgique et en Hollande. Il rencontre alors Victor Horta, qui a réalisé à Bruxelles des hôtels particuliers qui marquent profondément le jeune Français. La notion d’œuvre d’art totale, dont chaque détail est dessiné par l’architecte, ne quittera plus jamais Guimard. Le gros œuvre débute à l’automne 1895 ; il est totalement achevé en décembre 1896. Guimard conçoit alors, simultanément, les décors intérieurs (lambris, papiers peints, cheminées, quincaillerie) et extérieurs (encorbellements, garde-corps). L’année 1897 est consacrée à la mise au point des vitraux et des modèles de meubles.
En 1898, le Castel Béranger est totalement achevé et occupé ; malgré les critiques (on parle de "la Maison du Diable" en référence aux figures des masques des garde-corps), la publicité dont il jouit attire de nombreux locataires. Parmi eux, l’architecte et décorateur Pierre Selmersheim et le peintre Paul Signac, qui occupe au sixième étage sur rue un appartement et un atelier.
En novembre 1898, Hector Guimard fait éditer un somptueux album de planches (aquarelles et photographies), une monographie du Castel Béranger, qui contribue à faire de ce projet un manifeste.
Le rationalisme pittoresque ou les joies de l’architecture
Par la variété de ses matériaux, le Castel Béranger peut être associé à un mouvement que l’on nomme rationalisme pittoresque.
Ni style, ni courant, sans manifeste ni chef de file proclamé, le rationalisme pittoresque est avant tout une pratique, un choix économique, que Julien Guadet, professeur à l’école des Beaux-Arts, résume par cette phrase : "La beauté pittoresque étant la seule qui ne soit pas coûteuse, on n’en peut priver le pauvre." Mais le rationalisme pittoresque devient aussi, dans le Paris des années 1910-1920, un véritable goût : celui des modestes, qui pousse les architectes à combiner les matériaux pour en tirer le maximum d’effet. C’est le répertoire ornemental des petits budgets qui, dans la tradition de Viollet-le-Duc, donne à chaque élément une légitimité.
Louis Bonnier en a le plus ardemment défendu la cause, par les biais du règlement de voirie qu’il rédige en 1902, mais aussi à travers ses constructions. Comme au Castel Béranger, tout, dans les innombrables détails qui émaillent les façades du groupe scolaire des rues Rouelle et Sextius-Michel (15e, 1912), puis celles de l’immeuble du 67, rue des Meuniers (12e, 1913), participe d’un souci didactique : l’usage de la pierre en soubassement, la hiérarchisation des jeux de briques selon la fonction, la mise en évidence des linteaux, les incrustations d’opaline sur les parties en béton sont pour Bonnier les éléments d’un décor structurel.
Si le rationalisme pittoresque produit ses principaux chefs-d’œuvre au début du siècle, le développement du logement social après 1919 offrira aux architectes des occasions bien plus nombreuses pour y déployer jeux de brique, pans de bois, linteaux métalliques ou toitures en débord.
Le concours des façades de la Ville de Paris
Le 28 mars 1899 sont proclamés les résultats du concours des façades de la Ville de Paris : parmi les lauréats figure le Castel Béranger, qui fait l’objet dès avril d’une exposition dans les salons du Figaro. Le concours des façades de la Ville de Paris est organisé pour la première fois en 1897 (alors pour la seule rue Réaumur). Cet événement constitue le signe d’une transformation décisive du paysage parisien : les hauteurs et les saillies animent désormais les rues d’un Paris haussmannien jugé alors uniforme. Depuis plusieurs décennies déjà, le débat sur l’esthétique architecturale et urbaine de Paris oppose les partisans d’une hiérarchie entre les édifices publics et privés d’une part, et d’autre part les défenseurs d’une libéralisation de la règle, qui irait dans le sens d’un renouveau pittoresque (plus de détails, plus de couleurs). C’est cette voie qu’officialise le règlement de voirie du 13 août 1902, dont le principal rédacteur, Louis Bonnier, est aussi l’un des plus ardents défenseurs de la cause pittoresque.
Prévue depuis 1864 mais inaugurée le 7 février 1897 seulement par le président Félix Faure, la rue Réaumur est en effet devenue le fief du pittoresque avec l’ouverture, la même année, d’un concours récompensant ses plus remarquables façades, dont les propriétaires bénéficieraient d’une exonération de moitié de leurs droits de voirie.
Étendu à l’ensemble des constructions parisiennes, le concours des façades saura finalement, à l’image de la composition de ses jurys, récompenser les bâtiments (six par an) les plus variés, témoignant de l’exceptionnelle richesse du moment : on y retrouve l’Art Nouveau d’Hector Guimard ou de Jules Lavirotte (29, avenue Rapp, 7e, 1901), l’éclectisme de Jacques Hermant (magasin « Aux Classes laborieuses », 85-87, rue du Faubourg-Saint-Martin, 10e, 1901) et d’Édouard Arnaud (hôtel particulier, 16, rue Octave-Feuillet, 16e, 1900), le Louis XVI de Joseph Cassien-Bernard et Paul Friesé (20, rue La-Fayette et 11, rue Pillet-Will, 9e, 1907) ou le mélange de rationalisme pittoresque et d’historicisme de Joseph Charlet et F. Perrin (43, rue des Couronnes, 20e, 1905), le style chargé de Charles Breffendilhe (18, rue Croix-des-Petits-Champs, 1er, 1898, détruit) ou celui délicatement épuré de Richard Bouwens van der Boijen (8, rue de Lota, 16e, 1899).
Maintenu jusqu’en 1938, le concours des façades n’aura cependant pas la même résonance entre les deux guerres : le débat sur la ville a évolué et Léandre Vaillat, dès 1918, dénonce l’erreur du Conseil municipal qui a cru, "de bonne foi, que la beauté d’un immeuble de rapport dépendait de son décor apparent".