La villa romaine à la campagne
Mummius, presque entièrement retiré des affaires publiques, ne fait à Rome que des séjours trè courts et passe la plus grande partie de l’année dans sa villa de Lanuvium, s’y livrant à l’étude, à la chasse et y recevant quelques amis choisis. De là, on peut se rendre à Antium, en moins de deux heures, d’où on tire toutes sortes d’approvisionnements nécessaires à la vie ; poissons, épices, denrées de toutes provenances, si bien que la vie est facile et n’exige qu’un personnel d’esclaves assez restreint.
Les relations de Mummius avec des amis qui habitent la Grèce, lui ont permis de réunir dans sa bibliothèque et son musée, des manuscrits, des statues et des tableaux grecs dont il est très amateur, et une partie de son bien passe à l’acquisition de ces objets d’art.
C’est d’ailleurs une mode parmi l’aristocratie romaine de recueillir ainsi les marbres, tableaux et manuscrits que ne cesse de fournir Athènes et que les Romains payent assez cher.
Mummius a près de lui un affranchi grec précepteur de ses enfants, qui lui tient lieu de secrétaire et prend soin de ses collections.
Cet affranchi, qu’on nomme Caustis, est un garçon d’esprit qui a su se rendre agréable à Mummius, par ses saillies mordantes, à propos de tout ; car Mummius, comme la plupart des gens retirés des affaires publiques après y avoir pris part, est enclin à la critique des choses présentes, et aime à s’entourer de ces frondeurs dont les propos ne ménagent pas les heureux du jour.
Caustis, qui souvent est envoyé à Rome pour les affaires de la famille, rapporte à son patron les nouvelles de la grande ville, les propos qui courent parmi les sénateurs, les épigrammes lancées par le baspeuple ; et alors ce sont des gorges chaudes pendant des heures.
Mummius évite ainsi, pense-t-il, es humeurs noires que développe la solitude chez les esprits longtemps habitués à la vie active. Caustis connaît tout le monde à Rome et est reçu partout, parce qu’il a toujours le soin, tout en flattant celui auquel il s’adresse, de médire des autres, et cela, non sans grâce, avec un tour plaisant dont nul ne saurait se fâcher.
Cet s’affranchi s’est fort lié avec Épergos et Doxi, actuellement établis à Rome, et quand ces trois compagnons se rencontrent à la taverne pendant les séjours que Caustis fait à la ville, ce sont des conversations sans fin sur le passé, sur le présent, sur la Grèce et sur Rome. Au fond, Caustis est un pur Grec, et sous son persifflage perpétuel se cache une haine profonde des Romains ; haine, dont peut-être lui-même ne se rend pas un compte exact, mais qui saisit toutes les occasions de faire ressortir les ridicules, les faiblesses, les prétentions et les vices du grand peuple.
Un quartier populaire de Rome
Avant d’aller dîner à la taverne, Caustis voulut faire voir à ses deux amis quelques-uns de ces quartiers de Rome peu fréquentés des étrangers, et qu’Épergos et Doxi n’avaient pas eu le loisir de parcourir.
« Vous croyez connaître Rome, leur disait l’affranchi, parce que vous avez visité ses temples, ses monuments, son Forum et quelques-unes de ses voies bien percées. Ça, c’est la Rome parée qui se montre aux étrangers. Mais il y a la vieille Rome, dans laquelle le divin Auguste n’a pu faire passer le marteau des démolisseurs. La vieille Rome où restent encore debout quelques grandes maisons de patriciens, qu’ils se gardent bien d’habiter aujourd’hui, mais qu’ilslouent ; puis des constructions de tout âge, enchevêtrées et superposées le long de ruelles étroites et tortueuses.
Ces amas de bâtisses, sordides pour la plupart, sont habitées par des marchands de toutes nations. On y voit des Juifs, des Égyptiens, des Grecs, des Arméniens, puis des négociants de l’Adriatique. Tout cela trafique, grouille, parle toutes sortes de langages. Les maisons possèdent jusqu’à cinq étages et sont habitées du haut en bas. C’est de ces quartiers que sortaient, sous la République, ces masses de gens sans aveu, qui à certains jours, se répandaient aux alentours du Forum ou dans le Champ-de-Mars pour faire quelque mauvais coup. »
Les trois amis s’en allèrent donc visiter ces voies qui entourent le théâtre de Pompée et que les édiles, malgré leurs soins, avaient grand peine à maintenir à peu près en état de viabilité. Sur quelques points, les marchandises, accumulées le long des boutiques, barraient presque la rue.
Ailleurs, des chariots ne pouvaient passer, et alors c’était des disputes sans trêve. Puis des marchands ambulants criant à tue-tête, qui portaient du poisson ou des fruits. La plupart de ces maisons, construites en bois et en brique, surplombaient sur la voie publique et auraient embrassé leurs voisines d’en face sans les étrésillons de charpente qui les maintenaient debout.
Doxi soupirait en songeant aux rues des villes d’Égypte, dont les maisons basses, n’ayant la plupart qu’un rez-de-chaussée, fermées sur le dehors, entremêlées de cours et de petits jardins, avaient une apparence d’ordre et de calme qui contrastait singulièrement avec le brouhaha étourdissant de cette fourmilière humaine. Épergos se souvenait des rues d’Athènes, étroites aussi et remplies de monde, mais bordées de maisons petites, propres, toujours brillantes de vives couleurs au soleil et d’un aspect si gai, même dans les quartiers les plus pauvres.
Histoire de l'habitation humaine depuis les temps préhistoriques jusqu'à nos jours, Eugène Viollet-le-Duc, 1875