"L’architecte chrétien, non content de bâtir des forêts…"
L’ordre gothique, au milieu de ses proportions barbares, a toutefois une beauté qui lui est particulière.
Les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne, avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le vaste sycomore, le figuier oriental, le bananier, et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et ces fameux bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les chapelles comme des grottes, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité.
La tour ou les deux tours hautaines, plantées à l’entrée de l’édifice, surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font l’effet le plus pittoresque sur l’azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles ; tantôt elles paraissent couronnées d’un chapiteau de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s’y méprendre, et les adopter pour les arbres de leurs forêts : de petites corneilles noires voltigent autour de leurs faîtes, et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s’échappent de la cime de ces tours, et en chassent les oiseaux effrayés.
L’architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en conserver les murmures, et au moyen de l’orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique, jusqu’au bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la profondeur des bois. Les siècles évoqués par ces bruits religieux font sortir leurs antiques voix du sein des pierres, et soupirent dans tous les coins de la vaste basilique. Le sanctuaire mugit comme l’antre de l’ancienne Sibylle ; et tandis que d’énormes airains se balancent avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.
Le Génie du christianisme, ou Beautés de la religion chrétienne, François René de Chateaubriand, 1 802