Le cantonnier ou casseur de cailloux
Air connu:
Sur la route de Louviers (bis)
Il y avait un cantonnier (bis)
Et qui cassait (bis)
Des tas d'cailloux (bis)
Et qui cassait des tas d'cailloux...
Pour met'su'l'passage des roues...
Rou, rou, rou (bis).
Cette rengaine ravive mes souvenirs d'enfance : c'est alors que je revois, comme si c'était hier (et pourtant ces images ont plus de soixante-cinq ans), un brave homme peu loquace, agenouillé sur la bordure herbeuse de la route charentaise conduisant de Barbezières à Verdillé et qui, à longueur de journée, du soleil levant à la petite nuit, cassait avec sa massette les gros cailloux calcaires qui serviraient plus tard à renforcer la chaussée creusée de "nids de poules". Je me plaisais à observer tous ses gestes, toutes ses attitudes. Travaillait-il au mois, comme un simple fonctionnaire ?... ou à la tâche ? (c'est-à-dire au volume de pierre brisée). Et quel pouvait être son salaire ?... Je précise que cela se passait aux environs de 1910. On a parlé longuement de métiers disparus, mais qui, pour la plupart avaient une sorte de noblesse dans leur aboutissement puisqu'ils consistaient à produire soit des objets agréables à regarder, soit des outils nécessaires à la vie de chaque jour. Mais parmi les métiers les plus humbles, les plus ingrats et les moins rétribués sans doute, on a laissé un peu dans l'ombre celui qui consistait, par tous les temps, à casser des cailloux sur le bord des grand'routes.
J'avais alors sept ou huit ans, je cheminais au gré de ma fantaisie aux abords de la petite ferme de mes grands-parents paternels, où j'allais chaque année, en vacances d'été. J'approchais timidement, impressionné par cette espèce de conviction qui poussait l'ouvrier à frapper sans relâche sur ces pierres calcaires, le regard rivé à un travail qui semblait ne jamais devoir prendre fin. Sans me regarder, mais il devinait ma présence, il me disait simplement d'une voix très digne "ça va, la jeunesse ?... mais n'approche pas car les éclats de pierre peuvent t'atteindre et te faire mal." Bien sûr, lui ne craignait rien avec ses grosses lunettes de fin treillis métallique qui protégeaient ses yeux. Agenouillé sur un petit coussin de toile, procédant par petits coups adroits et précis, il faisait en sorte que le caillou à briser présentât son plus large plan de frappe et la massette rapide s'écrasait au point voulu avec un petit bruit sec de branche brisée. Ce martèlement à la fois menu et rapide se répétait inlassablement toute la journée : un vrai travail de fourmi. De temps en temps, il posait devant lui son petit maillet de fer au long manche en bois d'ormeau, puis se relevait l'air las, les reins douloureux, et à l'aide d'une petite fourche spéciale disposait derrière lui les cailloux brisés qui, venant s'ajouter aux autres, formaient une sorte de tronc de pyramide qui s'allongeait un peu chaque jour. D'où venait cet infatigable briseur de pierre ?... sûrement d'un village proche de celui de mes grands-parents car il arrivait et repartait à pied. À quelle heure commençait-il sa journée ?... je ne l'ai jamais su puisque je dormais encore au moment où il reprenait sa tâche au petit matin. Mais je me souviens l'avoir vu quitter son lieu de travail alors que le jour baissait. Je sais aussi qu'il déjeunait sur place, vers midi, à l'ombre d'un buisson tout proche et qu'il s'accordait ensuite une petite sieste avant de reprendre sa besogne. Il se protégeait de l'ardeur des rayons brûlants du soleil d'août (le mois des vacances) en plaçant au-dessus de lui et maintenu par deux supports, un écran de toile rustique qu'il déroulait et qu'il fixait à l'aide de deux bâtons rigides coupés dans la haie voisine. Son outillage était fort simple : une petite fourche à cailloux, une massette, des lunettes métalliques, son écran de toile et un minuscule tapis sur lequel il s'agenouillait pendant ses heures de travail. Mais pourquoi aujourd'hui, ce petit homme actif et silencieux exerce-t-il un tel attrait sur ma mémoire ?...
Aguiaine : revue de recherches ethnographiques, Société d'ethnologie et de folklore du Centre-Ouest, 1978