Naissance d'un pont
"Le 15 août 2007, le New York Times annonça dans ses pages Business la construction d'un pont dans la ville de Coca, brève de trois lignes en bas-de-casse corps 12 qui glissa sans rien accrocher d'autre que des haussements de sourcils – on pensa : enfin, y'en a qui vont avoir du boulot ; ou : ça y est, ils relancent par une politique de grands travaux, rien de plus. Mais les boîtes d'ingénierie envasées dans la crise économique, elles, se mirent à tourner beaucoup plus vite : leurs équipes s'activèrent à chercher des informations, à nouer des contacts au sein des compagnies qui avaient conclu les marchés, à y placer des taupes, le tout afin de se mettre sur les rangs, en bonne place et de les pourvoir en hommes, en machines, en matières premières, en services de toutes sortes. Mais c'était trop tard, les jeux étaient faits, les accords scellés. Ceux-là résultaient d'un processus d'élection lourd et délicat qui, bien qu'accéléré comme s'il avait fait l'objet d'une procédure spéciale, mit tout de même deux ans à s'incarner dans des paragraphes officiels au bas de contrats de cent cinquante pages au moins. Un phasage qui ressemblait à une course de haies : septembre 2005, lancement par la mairie de Coca d'un appel à candidature international ; février 2006, pré-qualification de cinq entreprises et dans la foulée, définition de l'appel d'offres ; 20 décembre 2006, remise des dossiers ; 15 avril 2007, proclamation du nom du vainqueur par le président de la CPNPC (Commission pour le nouveau pont de Coca) : Ponteverde – groupement de sociétés française (Héraclès Group), américaine (Blackoak Inc.) et indienne (Green Shiva Entr.) – emporte le morceau. Le concours avait imposé un calendrier infernal et mis sous pression des centaines de personnes dans le monde entier. Il y eut de l'excitation et il y eut de la casse. Les ingénieurs marnaient quinze heures par jour et le reste du temps vivaient le Blackerry ou le iPhone vissé à l'oreille, fourré la nuit sous l'oreiller, le son augmenté quand ils passaient sous la douche, quand ils se défonçaient au squash ou au tennis, le vibreur à fond quand ils allaient au cinéma, et très peu y allaient car ne pensaient qu'à ça, ce putain de pont, cette putain de propale, devenaient obsessionnels, s'exceptaient de la vie."
Naissance d'un pont, Maylis de Kérangal, 2010