"L’École de Chicago" ou la naissance des gratte-ciel

En 1871, le centre de Chicago, construit en bois, est ravagé par un incendie. Le chantier de reconstruction est une entreprise énorme, qui attire des architectes de tous les pays, et devient un véritable laboratoire des nouvelles technologies. Construire en hauteur, pour optimiser le terrain à bâtir, s’impose alors comme une nécessité. Chicago devient ainsi la capitale de l’architecture moderne, et on parle "d’École de Chicago".

Chantier du Crystal Palace : assemblage des nervures du transept
Chantier du Crystal Palace : assemblage des nervures du transept |

© University of Michigan Library, numérisé par Google

La salle Labrouste de la Bibliothèque nationale : les coupoles
La salle Labrouste de la Bibliothèque nationale : les coupoles |

© Bibliothèque nationale de France

Construire en fer, un mouvement général au 19e siècle. Le recours généralisé au métal dans la construction n’est pas un phénomène proprement américain. En Angleterre, en France dès le 19e siècle, la révolution industrielle et les progrès de la métallurgie rendent possible la construction de bâtiments d’un nouveau type, reposant sur une structure métallique. Cette nouvelle manière de bâtir est d’abord appliquée aux édifices industriels (voir La chocolaterie Menier), aux ponts (Le viaduc de Garabit), aux gares ou aux édifices servant de vitrines aux nouvelles technologies, en particulier à l’occasion des expositions universelles (Le Crystal Palace, La tour Eiffel). Elle s’impose peu à peu jusque dans les édifices les plus prestigieux, au cœur même des villes (La salle Labrouste de la Bibliothèque nationale).

Plans de l’usine Menier
Plans de l’usine Menier |

© Mairie de Noisiel

Pourquoi le viaduc de Garabit est-il rouge ?
Pourquoi le viaduc de Garabit est-il rouge ? | © Jocelyn Rigault

Une révolution technique

L’usage du métal est à l’œuvre dans tous les pays industrialisés, mais c’est aux États-Unis, avec les premiers gratte-ciel, qu’il donne naissance à des édifices totalement nouveaux. Peu à peu, les constructeurs passent des murs porteurs en maçonnerie à des ossatures métalliques, plus légères et résistantes au feu. À Chicago, le Home Insurance Building (1884-85, 42 m de hauteur) de l’architecte William Le Baron Jenney est considéré comme le premier gratte-ciel, car il constitue le premier édifice dont la structure est entièrement faite d’acier. Ce matériau, bientôt produit selon le procédé Bessemer, se révèle très dur, résistant et ductile (qui peut se déformer sans casser, contrairement à la fonte largement utilisée jusque-là).

Anciens contre modernes

Le Home Insurance Building (Chicago), 1884-1885
Le Home Insurance Building (Chicago), 1884-1885 |

© BnF

Plus minces, habillés de pierre, de brique ou de terre cuite, les murs sont devenus des « murs rideaux » et les ouvertures peuvent prendre de l’ampleur. Mais, comme en Europe, l’exposition de l’ossature métallique ne va pas de soi et fait l’objet de multiples débats entre « classiques » et « modernes » : faut-il exhiber ou cacher la structure des édifices ?

Les avantages de ces nouvelles techniques sont multiples :

  • Un gain de place appréciable, notamment dans les étages inférieurs. Les murs n’étant plus porteurs, il n’est plus nécessaire de les construire très épais (jusqu’à 2 m) pour soutenir l’édifice. Autant de place gagnée pour les activités commerciales des boutiques que l’on installe désormais au rez-de-chaussée des gratte-ciel.
  • Les édifices sont beaucoup plus résistants au feu.
  • Et surtout, on peut désormais construire beaucoup plus haut, atout précieux dans un contexte de spéculation immobilière et de développement économique dans une ville dont la population double entre 1880 et 1890 (passant de 500 000 à 1 million d’habitants).

"Form follows function" ou la beauté fonctionnelle

Façade de l’Institut d’Égypte au Caire, dans le palais de Hassan-Kachef  (élévation)
Façade de l’Institut d’Égypte au Caire, dans le palais de Hassan-Kachef (élévation) | © BnF
Le Monadnock Building (Chicago), 1889
Le Monadnock Building (Chicago), 1889 | © BnF

Le chef de file des architectes de l’École de Chicago s’appelle Louis Sullivan (1856-1924). C’est lui qui théorise l’esthétique des nouveaux géants des villes, affirmant que la forme des édifices doit refléter leurs usages, dans une logique de beauté purement fonctionnelle. C’est le sens de son principe directeur : « Form follows function » (la forme dépend de la fonction). On doit pouvoir identifier sur l’édifice les différentes activités cachées derrière ses parois. Louis Sullivan lit l’immeuble selon le modèle de la colonne classique : au rez-de-chaussée et au premier étage, pourvus de larges fenêtres, les activités de commerce qui constituent la base de la colonne. Dans les étages centraux (le fût de la colonne), conçus de façon répétitive et modulaire, les activités de bureau. Enfin, au dernier étage, le chapiteau de la colonne, on trouve dans un premier temps les installations techniques, avant que la démocratisation de l’ascenseur n’en fasse l’un des emplacements les plus convoités pour des appartements luxueux.

New York, l’autre capitale du gratte-ciel

Pontiac Building (Chicago)
Pontiac Building (Chicago) |

© BnF

Bain de soleil à New York
Bain de soleil à New York |

© BnF

Dans les mêmes années, les gratte-ciel s’élèvent aussi à New York, qui connaît le même développement économique et les mêmes impératifs d’optimisation de l’espace citadin. Mais le style diffère : Chicago se montre plus radicale, imposant des façades sobres, scandées par les lignes horizontales et verticales des nouveaux immeubles, et parfois par quelques éléments décoratifs, tandis que les bâtisseurs de New York restent attachés aux éléments stylistiques de l’architecture européenne. Ainsi le Flatiron, entre colonne grecque et palais Renaissance, constitue une sorte de retour au néoclassicisme pour Daniel Burnham, qui a pourtant commencé sa carrière dans le laboratoire de Chicago.

Une hauteur réglementée

Ces hautes constructions, qui portent d’immenses ombres sur les rues et l’espace public en général, transforment complètement la ville. Si la plupart des municipalités tentent de contrôler la hauteur des immeubles, il n’existe à New York aucune réglementation jusqu’en 1916. Cette année-là, la « loi de zonage » impose plusieurs principes visant à réduire l’impact des gratte-ciel sur leur environnement immédiat : adapter leur hauteur à la largeur de la rue, les construire en retrait, ou obliger, à partir d’une certaine hauteur, à un rétrécissement progressif des étages supérieurs pour laisser la lumière jusqu’en bas. Cette disposition explique la silhouette particulière de nombreux gratte-ciel new-yorkais, qui se terminent en pyramide ou en pointe comme le Chrysler Building de 1931.

Le Singer Building de New York en construction, 1906-1908
Le Singer Building de New York en construction, 1906-1908 | Library of Congress
L’Empire State Building à New York (1929-1931)
L’Empire State Building à New York (1929-1931) | © Pierre-Emmanuel Jouanneau