"Cette épouvantante grandeur des temps modernes"
"M. Eiffel qui ne se croit, sans doute, rien de plus qu’un excellent ouvrier et qui n’est vraisemblablement pas autre chose, a construit beaucoup de ponts de métal qu’on dit être des chefs-d’œuvre en leur genre, et maintenant, il construit Babel comme si c’était un autre pont, vertical cette fois, de la terre au ciel, et il lui confère son nom, sans savoir le moins du monde qu’il assume, peut-être, une évolution de l’humanité.
Il faudrait pour cela être un artiste, une façon de poète débordé par ses propres conceptions, et M. Eiffel ne paraît pas être mieux qu’un mécanicien.
J’ai tenu à faire l’ascension de ce tabernacle du vertige avant qu’il fût achevé, et, je l’avoue, ma stupeur a dépassé mon attente. J’ignorais jusqu’alors et j’aurais eu quelque peine à croire que l’épanouissement, l’expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l’âme au même endroit et avec la même énergie que l’Art lui-même.
Or, j’ai précisément éprouvé cela, non sans épouvante et sans déconcertement, lorsque, gravissant l’interminable escalier, j’ai vu se développer, sous mes yeux, les entrailles sonores du monstre, la charpente infinie, l’armature fantastique, hallucinée, de ce paquebot de cyclopes sans destination connue, dont les agrès, inexplicablement immobiles, semblent avoir pour tout emploi de déchiqueter la tempête.
Ce qui peut donner l’impression du rêve, c’est le calme automatique de ce tout-puissant labeur.
Ici, les deux cent mille travailleurs de Nemrod, avec leurs éléphants et leurs chameaux innombrables, seraient inutiles. Quelques centaines d’ouvriers silencieux y suffisent. La mécanique, cette épouvantante grandeur des temps modernes, fait passer en eux la sereine fortitude des Encelades et des Briarées. Presque sans effort, sans apparente fatigue, ils poussent vers le ciel et fixent à jamais les terrifiantes pièces de fer qui semblent monter d’elles-mêmes vers eux, du fond de l’abîme, sans un grincement.
La tranquillité de cette besogne d’escaladeur d’empyrée finit par angoisser le témoin, comme l’obsession d’un prestige de l’Esprit déchu.
Et voilà, justement, le gouffre éternel qui sépare la Tour Eiffel de cette vieille Cathédrale délaissée qu’on aperçoit dans le lointain pâle, pacifique, mais non pas muette, et que des artistes au cœur ineffable mirent plus de cent ans à bâtir en chantant d’amoureux cantiques.
La hauteur actuelle de la Tour est de deux cent trente mètres environ, c’est-à-dire qu’il reste encore le chiffre énorme de soixante-dix mètres d’ascension parfaitement verticale avant d’arriver au sommet.
Les ingénieurs affirment que ce travail formidable sera terminé vers le mois d’avril. Nul ne le désire plus que moi. La Babel moderne est dans l’axe de ma fenêtre et je m’intéresse infiniment à son érection pour les causes profondes exprimées plus haut. Elle me paraît être, décidément, l’une des plus importantes manifestations humaines depuis un amas de siècles.
Mais j’aime Paris qui est le lieu des intelligences et je sens Paris menacé par ce lampadaire véritablement tragique, sorti de son ventre, et qu’on apercevra la nuit, de vingt lieues, par-dessus l’épaule des montagnes, comme un fanal de naufrage et de désespoir.
J’en appelle, néanmoins, l’achèvement de tous mes vœux, parce qu’il faut, une bonne fois, que les prophéties s’accomplissent et parce que j’ai le pressentiment que cette quincaillerie superbe est attendue par les destins."
Extrait de Léon Bloy, Belluaires et porchers Paris : P.-V. Stock, 1905.