Textes de Gustave Eiffel
Avant la Tour Eiffel
"Sans remonter à la Tour de Babel, on peut observer que l'idée même de la construction d'une Tour de très grande hauteur a depuis longtemps hanté l'imagination des hommes. Cette sorte de victoire sur cette terrible loi de la pesanteur qui attache l'homme au sol, lui a toujours paru un symbole de la force et des difficultés vaincues.
Pour ne parler que des faits de notre siècle, la Tour de mille pieds, qui dépassait par sa hauteur le double de celle que les monuments les plus élevés construits jusqu'alors avaient permis d'atteindre, s'était posée dans l'esprit des ingénieurs anglais et américains comme un problème bien tentant à résoudre.
L'emploi nouveau du métal dans la construction permettait d'ailleurs de l'aborder avec chance de succès. En effet, les ressources de la maçonnerie, au point de vue de la construction d'un édifice très élevé, sont fort limitées.
Dès que l'on aborde ces grandes hauteurs de mille pieds, les pressions deviennent tellement considérables que l'on se heurte à des impossibilités pratiques qui rejettent l'édifice projeté au rang des chimères irréalisables.
Mais il n'en est pas de même avec l'emploi de la fonte, du fer ou de l'acier, que ce siècle a vu naître comme matériaux de construction, et qui a pris un développement si considérable. Les résistances de ces métaux se meuvent dans un champ beaucoup plus étendu, et leurs ressources sont toutes différentes. Aussi, dès la première apparition de leur emploi dans la construction, l'ingénieur anglais Trevithick, en 1833, proposa d'ériger une immense colonne en fonte ajourée de 1.000 pieds de hauteur (304,80 m), ayant 30 m à la base et 3,60 m au sommet. Mais ce projet fort peu étudié ne reçut aucun commencement d'exécution. La première étude sérieuse qui suivit eut lieu en 1874, à l'occasion de l'Exposition de Philadelphie.
Il fut parlé plus que jamais de la Tour de mille pieds, dont le projet (décrit dans la Revue scientifique La Nature) avait été établi par deux ingénieurs américains distingués, MM. Clarke et Reeves.
Elle était constituée par un cylindre en fer de 9 m de diamètre maintenu par des haubans métalliques disposés sur tout son pourtour et venant se rattacher à une base de 45 m de diamètre.
Malgré le bruit fait autour de ce projet et le génie novateur du Nouveau Monde, soit que la construction parût trop hardie, soit que les capitaux eussent manqué, on recula au dernier moment devant son exécution; mais cette conception était déjà entrée dans le domaine' de l'ingénieur.
En 1881, M. Sébillot revint d'Amérique avec le dessin d'une Tour en fer de 300 m, surmontée d'un foyer électrique pour l'éclairage de Paris, projet sur le caractère pratique duquel il n'y a pas à insister. MM. Bourdais et Sébillot reprirent en commun l'idée de cet édifice, mais leur Tour soleil était cette fois en maçonnerie.
Ce projet soulevait de nombreuses objections qui s'appliquent d'ailleurs à une construction quelconque de ce genre.
La difficulté des fondations, les conséquences dangereuses qui pourraient résulter, soit des tassements inégaux du sol (tassements qui, dans le cas d'une Tour en fer, n'ont aucun inconvénient sérieux), soit des tassements inégaux des mortiers et de leur prise insuffisante au sein de ces gros massifs, les difficultés et les lenteurs de construction qu'en- traînerait la mise en œuvre du cube énorme des maçonneries nécessaires, ainsi que le prix considérable de l'ouvrage, — toutes ces considérations nous ont donné la conviction qu'une tour en maçonnerie, très difficile à projeter théoriquement, présenterait en pratique des dangers et des inconvénients considérables, dont le moindre est celui d'une dépense tout à fait disproportionnée avec le but à atteindre. Le fer ou l'acier nous semble donc la seule matière capable de mener à la solution du problème. Du reste, l'Antiquité, le Moyen Age et la Renaissance ont poussé l'emploi de la pierre à ses extrêmes limites de hardiesse, et il ne semble guère possible d'aller beaucoup plus loin que nos devanciers avec les mêmes matériaux, — d'autant plus que l'art de la construction n'a pas fait de très notables progrès dans ce sens depuis bien longtemps déjà.
Voici la hauteur des plus hauts monuments du monde actuellement existants :
Colonne de la place Vendôme. 45 mètres.
Colonne de la Bastille. 47
Tour de Notre-Dame de Paris 66
Panthéon 79
Capitole de Washington 93
Cathédrale d'Amiens 100
Flèche des Invalides 105
Dôme de Milan 109
Saint-Paul de Londres 110
Cathédrale de Chartres. 113
Tour Saint-Michel à Bordeaux 113
Cathédrale d'Anvers. 120
Saint-Pierre de Rome. 132
Tour Saint-Étienne à Vienne 138
Cathédrale de Strasbourg 142
Pyramide de Chéops 146
Cathédrale de Rouen 150
Cathédrale de Cologne 156
Obélisque de Washington. 169
Tour Môle Antonelliana à Turin 170
L'édifice, tel que nous le projetions avec sa hauteur inusitée, exigeait donc rationnellement une matière sinon nouvelle, mais au moins que l'industrie n'avait pas encore mise à la portée des ingénieurs et des architectes qui nous avaient précédés. Cette matière ne pouvait pas être la fonte, laquelle résiste très mal à des efforts autres que ceux de simple compression; ce devait être exclusivement le fer ou l'acier, par l'emploi desquels les plus difficiles problèmes de construction se résolvent si simplement, en nous permettant d'établir couramment soit des charpentes, soit des ponts à grande portée, qui auraient paru autrefois irréalisables."
Extrait de Tour Eiffel en 1900 par Eiffel, Gustave (1832-1923)
Paris : Masson, 1902.
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Les piles métalliques de la Tour
"J'avais eu l'occasion, dans ma carrière industrielle, de faire de nombreuses études sur les piles métalliques, notamment en 1869 avec M. Nordling, ingénieur de la Compagnie d'Orléans. Je construisis, sous les ordres de cet éminent ingénieur, deux des grands viaducs de la ligne de Commentry à Gannat, ceux de la Sioule et de Neuvial. : Les piles de ces viaducs, dont la partie métallique atteint une hauteur de 51 m au-dessus du soubassement en maçonnerie, étaient constituées par des colonnes en fonte, réunies par des entretoises en fer.
Je me suis attaché depuis à ce genre de construction, mais en remplaçant la fonte par le fer afin d'augmenter les garanties de solidité. Le type de piles que j'y ai substitué consiste à former celles-ci par quatre grands caissons quadrangulaires, ouverts du côté de l'intérieur de la pile, et dans lesquels viennent s'insérer de longues barres de contreventement de section carrée, susceptibles de travailler aussi bien à la compression qu'à l'extension sous les efforts du vent. Ce type est devenu courant et je l'ai employé à de nombreux viaducs. Parmi ceux-ci je ne citerai que le pont du Douro, à Porto, — dont l'arche centrale comporte un arc métallique de 160 m d'ouverture et de 42,50 m de flèche, — et le viaduc de Garabit- (Cantal), qui franchit la Truyère à une hauteur de 122 m. On sait que ce viaduc, d'une longueur de 564 m, a été établi sur le type du pont du Douro et que son arche centrale est formée par un arc parabolique de 165 m d'ouverture et de 57 m de flèche. C'est dans ce dernier ouvrage que je réalisai le type définitif de ces piles, dont la hauteur atteint 61 m pour la partie métallique seule.
La rigidité des piles ainsi constituées est très grande, leur entretien très facile et leur ensemble a un réel caractère de force et d'élégance.
Mais si l'on veut aborder des hauteurs encore plus grandes et dépasser 100 m, par exemple, il devient nécessaire de modifier le mode de construction. — En effet, si les pieds de la pile atteignent la largeur de 25 à 30 m nécessaire pour ces hauteurs, les diagonales d'entretoisement qui les réunissent prennent une telle longueur que, même établies en forme de caisson, elles deviennent d'une efficacité à peu près illusoire et en même temps leur poids devient relativement très élevé. Il y a donc grand avantage à se débarrasser complètement de ces pièces accessoires et à donner à la pile une forme telle que tous les efforts tranchants viennent se concentrer dans ses arêtes. A cet effet il y a intérêt à la réduire à quatre grands montants dégagés de tout treillis de contreventement et réunis simplement par quelques ceintures horizontales très espacées.
S'il s'agit d'une pile supportant un tablier métallique, et si l'on ne tient compte que de l'effet du vent sur le tablier lui-même, lequel est toujours considérable par rapport à celui qui s'exerce sur la pile, il suffira, pour pouvoir supprimer les barres de contreventement des faces verticales, de faire passer les deux axes des arbalétriers par un point unique placé sur le sommet de cette pile.
Il est évident, dans ce cas, que l'effort horizontal du vent pourra se décomposer directement suivant les axes de ces arbalétriers, et que ceux-ci ne seront soumis à aucun effort tranchant.
Si, au contraire, il s'agit d'une très grande pile, telle que la Tour actuelle, dans laquelle il n'y a plus au sommet la réaction horizontale du vent sur le tablier, mais simplement l'action du vent sur la pile elle-même, les choses se passent différemment, et il convient, pour supprimer l'emploi des barres de treillis, de donner aux montants une courbure telle que les tangentes à ces montants, menées en des points situés à la même hauteur, viennent toujours se rencontrer au point de passage de la résultante des actions que le vent exerce sur la partie de la pile qui se trouve au-dessus des points considérés.
Enfin, dans le cas où l'on veut tenir compte à la fois de l'action du vent sur le tablier supérieur du viaduc et de celle que subit la pile elle-même, la courbe extérieure de la pile est moins infléchie et se rapproche de la ligne droite.
Ce nouveau système de piles sans entretoisements et à arêtes courbes fournit pour la première fois la solution complète des piles d'une hauteur quelconque."
Extrait de Tour Eiffel en 1900 par Eiffel, Gustave (1832-1923)
Paris : Masson, 1902.
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Le banquet de la presse à la Tour Eiffel
"On ne déjeune pas tous les jours à une hauteur de soixante mètres. Cette bonne fortune a été offerte à la Presse, en mai 1888 par l'éminent ingénieur, M. Eiffel, qui a eu l'idée originale de servir à ses convives un plantureux déjeuner au premier étage de la tour.
L'ascension a été des plus gaies.
M. EiffeI guidait lui-même ses cent cinquante invités à travers la ligne brisée des étroits escaliers qui chevauchent avec des retours brusques dans l'un des quatre piliers, traversant des enchevêtrements indescriptibles de fers où les lignes les plus bizarres, les dessins les plus extraordinaires fuient sous les pieds, tandis que Paris surgit peu à peu des quatre coins de l'horizon avec ses dômes, ses flèches, ses tours et son enceinte.
Sur la plate-forme c'est un va-et-vient énorme. On apporte des caisses de victuailles, on fait les derniers préparatifs pour un déjeuner pantagruélique. L'armée des gâte-sauces dont les vestes blanches tranchent vivement sur le bleu du ciel et le vermillon des fers, est placée sous un hangar improvisé formé de bâches. Sans se préoccuper un instant de la hauteur où ils se trouvent, ils découpent les viandes, préparent les sauces, alignent les bouteilles. Trois tables sont mises dans une vaste loge en bois couverte de zinc et décorée de drapeaux tricolores. M. Einbl, l'amphitryon, prend place à la table d'honneur; il a à sa droite M. Adrien Hébrard, directeur du Temps, président du Syndicat de la Presse, et à sa gauche M. Georges Berger, directeur de l'exploitation de l'Exposition. Prenaient place à la même table MM. Vaudoyer, architecte du Pavillon de la Presse à l'Exposition, Mayer directeur de la Lanterne, Henry Maret et Yves Guyot, députés, etc.
L'invitation mentionnait que le déjeuner aurait lieu sans « cérémonie ». Toutefois, il a été servi par Chevet. C'est dire qu'il a été réussi en tous points. En voici le menu
Truite en gelée sauce verte
Tournedos à la béarnaise
Homard à l'Américaine
Chaud-froid de poulardes
Ortolans sur canapés
Mousse de foies gras
Salade vénitienne
Mazarine à la Montmorency
Gelée Victoria
Au dessert, M. Eiffel a bu à la Presse française; il a exprimé le désir qu'on attendît que son œuvre fût terminée pour porter sur elle un jugement définitif. M. Adrien Hébrard a répondu, au nom de la presse parisienne, au toast de M. Eiffel.
Puis M. Berger a porté la santé de M. Eiffel et des Membres de la Presse parisienne et départementale."
L'Exposition de 1889 et la tour Eiffel, d'après les documents officiels / par un ingénieur
Paris :Gombault et Singier, 1889.
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L’Exposition de 1 889 et la tour Eiffel, d’après les documents officiels / par un ingénieur Paris : Gombault et Singier, 1 889.