La façade de la cathédrale de Chartres
Examinons cela de près, poursuivit Durtal, qui descendit fumer une cigarette sur la place. Ce portail Royal, ruminait-il, en chemin, il est l’entrée de la façade d’honneur, celui par lequel pénétraient les rois. Il est également le premier chapitre du livre et il résume, à lui seul, l’édifice !
[…]En partant du clocher neuf et en longeant la façade jusqu’au clocher vieux, l’on feuillète l’histoire de Notre-Seigneur narrée par près de deux cents statues, perdues dans les chapiteaux. Elle remonte aux aïeux du Christ, prélude par la biographie d’Anne et de Joachim, traduit, en de microscopiques images, les apocryphes. Par déférence, peut-être pour les Livres inspirés, elle rampe le long des murs, se fait petite pour ne pas être trop aperçue, nous relate, comme en cachette, en une curieuse mimique, le désespoir du pauvre Joachim, lorsqu’un scribe du Temple, nommé Ruben, lui reproche d’être sans postérité et repousse, au nom d’un Dieu qui ne l’a point béni, ses offrandes ; et Joachim navré quitte sa femme, s’en va pleurer au loin sur la malédiction qui la frappe ; et un ange lui apparaît, le console, lui ordonne de rejoindre son épouse, qui enfantera de ses œuvres une fille.
Puis c’est le tour d’Anne qui gémit seule, sur sa stérilité, et son veuvage ; et l’ange la visite, elle aussi, lui prescrit d’aller au-devant de son mari, qu’elle rencontre à la porte Dorée. Ils se sautent au cou, retournent ensemble au logis et Anne accouche de Marie qu’ils consacrent au Seigneur.
Des années s’écoulent ; l’époque des fiançailles de la Vierge est venue. Le grand Prêtre invite tous ceux qui, nubiles et non mariés, sont issus de la maison de David, à s’approcher de l’autel, une baguette à la main. Et pour savoir quel est celui des prétendants auquel se fiancera la Vierge, le Pontife Abiathar, consulte le Très-Haut qui répète la prophétie d’Isaïe, avérant qu’il sortira de la tige de Jessé une fleur sur laquelle se posera l’Esprit.
Et aussitôt la baguette de l’un d’eux, de Joseph le charpentier, fleurit et une colombe descend du ciel pour se nicher dessus.
Marie est donc livrée à Joseph et le mariage a lieu ; le Messie naît, Hérode trucide les Innocents et alors l’Evangile de la Nativité s’arrête, laissant la parole aux Lettres Saintes qui reprennent Jésus, et le conduisent jusqu’à sa dernière apparition, après sa mort.
Ces scènes servent de bordure au bas de la grande page qui s’étend entre les deux tours, au-dessus des trois portes.
C’est là que se placent les tableaux qui doivent séduire, par de plus claires, par de plus visibles apparences, les foules ; là, que resplendit le sujet général du porche, celui qui concrète les Evangiles, qui atteint le but assigné à l’Eglise même.
A gauche, — l’Ascension de Notre Seigneur, montant glorieusement dans des nues que frime une banderole ondulée tenue de chaque côté, suivant le mode byzantin, par deux anges, tandis qu’au-dessous, les apôtres lèvent la tête, regardant cette Ascension que d’autres anges qui descendent, en planant au-dessus d’eux, leur désignent de leurs doigts tendus vers le ciel.
Et le cadre arqué de l’ogive enferme un almanach de pierre et un zodiaque.
A droite, — le triomphe de Notre Dame, encensée par deux archanges, assise le sceptre au poing sur un trône, et accompagnée de l’Enfant qui bénit le monde ; puis en bas le sommaire de sa vie : l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, l’Appel des bergers, la Présentation de Jésus au grand-prêtre ; et la voussure qui serpente, se dressant en pointe de mitre, au-dessus de la Mère, est décorée de deux cordons, l’un, garni d’archanges thuriféraires, aux ailes cloisonnées, comme imbriquées de tuiles, l’autre habité par les figures des sept arts libéraux, symbolisés, chacun, par deux statuettes représentant, la première, l’allégorie et la seconde le personnage de l’antiquité qui fut l’inventeur ou le parangon de cet art ; c’est le même système d’expression qu’à l’Eglise de Laon et la paraphrase imagée de la théologie scolastique, la version sculpturale du texte d’Albert le Grand, affirmant, lorsqu’il cite les perfections de la Vierge, qu’Elle possédait la science parfaite des sept arts : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique, tout le savoir du Moyen Âge.
Enfin, au milieu, le porche central, contenant le sujet autour duquel ne font que graviter les annales des autres baies, la Glorification de Notre Seigneur, telle que la conçut à Pathmos, Saint Jean ; le livre final de la Bible, l’Apocalypse ouverte, en tête de la Basilique, au-dessus de l’entrée solennelle de la Cathédrale.
Jésus est assis, le chef ceint du nimbe crucifère, vêtu de la talaire de lin, drapé dans un manteau qui retombe en une cascade serrée de plis, les pieds nus posés sur l’escabeau, emblème affecté à la terre par Isaïe. Il bénit, d’une main, le monde et tient le livre fermé des sept sceaux, de l’autre. Autour de lui, dans l’ovale qui l’environne, le Tétramorphe, les quatre animaux évangéliques, aux ailes papelonnées d’écailles, l’homme empenné, le lion, l’aigle, le bœuf, symboles de Saint Matthieu, de Saint Marc, de Saint Jean et de Saint Luc.
Au-dessous, les douze apôtres arborent des rouleaux et des livres.
Et, pour parfaire la scène de l’Apocalypse, dans les cordons des voussures, les douze anges et les vingt-quatre vieillards que Saint Jean nous décrit, accoutrés de blanc et couronnés d’or, jouent des instruments de musique, chantent, en une adoration perpétuelle — que quelques âmes, isolées dans l’indifférence de notre siècle, reprennent, — les gloires du Très-Haut, se prosternant quand, aux ardentes et aux solennelles oraisons de la terre, les bêtes évangéliques répondent, dominant de leurs voix les fracas des foudres, l’unique mot qui concentre en ses quatre lettres, qui résume en ses deux syllabes, les devoirs de l’homme envers Dieu, l’humble et l’affectueux, l’obéissant Amen.
Le texte a été serré de près par les imagiers, sauf pour le Tétramorphe, car un détail manque ; les animaux ne sont point ocellés de ces milliers d’yeux dont le prophète parle.
En le récapitulant, ce tableau, divisé tel qu’un triptyque, comprend, — dans son volet de gauche : l’Ascension, encadrée dans les moulures d’un zodiaque, — au milieu : le triomphe de Jésus tel que le raconte le Disciple ; — sur le volet de droite : le triomphe de Marie, accompagnée de quelques-uns de ses attributs.
Et le tout constitue le programme réalisé par l’architecte : la Glorification du Verbe. Il y a, en effet, dit dans son substantiel opuscule sur Chartres, l’abbé Clerval, "les scènes de sa vie qui ont préparé sa gloire ; il y a son entrée proprement dite dans la gloire, puis sa glorification éternelle par les anges, les Saints et la Sainte Vierge".
Au point de vue de la facture, l’œuvre est claire et splendide, dans son grand sujet, obscure et mutilée dans ses petits. Le panneau de Marie a souffert et il est, de même que celui de l’Ascension, singulièrement fruste et barbare, bien au-dessous du tableau central qui détient, le plus vivant, le plus obsédant qui soit des Christ.
La Cathédrale, Joris-Karl Huysmans, 1 898