Viollet-le-Duc et la restauration
Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) joua un rôle fondamental dans l’élaboration de la première doctrine des Monuments historiques. Réputé pour être l’architecte du 19e siècle qui intervint le plus sur les édifices anciens, il définit ainsi le concept de restauration dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du 11e au 16e siècle : "Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné."
Ce postulat plaçait les notions de projet architectural, d’interprétation et de création au cœur même de la pratique de la restauration monumentale. Selon Viollet-le-Duc, l’acte de l’architecte se devait d’être proportionnel au rétablissement du monument sous sa forme la plus accomplie, idéale. C’est à cette fin que le principe de l’unité de style fut érigé en dogme "Chaque édifice, ou partie d’édifice, doit être restauré dans le style qui lui appartient non seulement comme apparence, mais comme structure." Cette loi corrective admettait ainsi de compléter les édifices ou bien de supprimer les ajouts postérieurs, étrangers au "monument-type".
Panser et repenser le monument
Cet interventionnisme exacerbé, Viollet-le-Duc le mit en œuvre sur des édifices aussi bien civils que religieux. Ainsi, pour la restauration du château de Pierrefonds à partir de 1857, l’architecte laissa libre cours à son imagination : non seulement il recréa des pans entiers de l’édifice médiéval datant de 1393 et rendu à l’état de ruine à la suite de son démantèlement par Richelieu en 1617, mais il imagina jusqu’à la part la plus infime de son décor. Aux yeux d’Anatole France, Viollet-le-Duc avait métamorphosé Pierrefonds en un "énorme joujou" ; pour Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, il y avait accompli un réel prodige : "On se croirait, dit-il, en plein Moyen Âge." Inévitablement, Pierrefonds, restauré ou pastiché, ne pouvait qu’inspirer Walt Disney pour son château de La Belle au bois dormant.
À la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’un de ses chantiers les plus connus, Viollet-le-Duc rétablit la flèche qui avait été abattue en 1792. Avec le sculpteur Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume, il réinventa encore les statues des portails et de la galerie des rois qui avaient été décimées à la Révolution. Souvent perçues comme arbitraires, ses restaurations se fondaient cependant sur une pensée rationnelle, forgée à partir d’études archéologiques approfondies. Elles doivent aussi être appréhendées dans le contexte pionnier de la protection du patrimoine monumental français, amplement meurtri par le vandalisme révolutionnaire et par l’abandon.
Débats, protestations et prospective
Si la doctrine de Viollet-le-Duc fit des émules, à l’instar de l’architecte Paul Abadie qui "réinventa" les cathédrales d’Angoulême et de Périgueux, elle n’en fut pas moins contestée dans les rangs mêmes de la Commission des monuments historiques. Pour Mérimée, le geste de l’architecte devait ainsi s’efforcer d’être modéré afin de conserver au monument son lustre d’authenticité.
Majoritairement adopté à travers l’Europe, le parti de l’interventionnisme trouva en Grande-Bretagne une ferme opposition en la personne de John Ruskin. Le théoricien de l’art contestait les interventions correctives pratiquées par son compatriote Gilbert Scott, au profit d’une stricte consolidation du monument. La diffusion de ses thèses fut portée par la Society for the Protection of Ancient Building, fondée en 1877 par William Morris. Ainsi que Ruskin l’exprime avec une sensibilité toute romantique dans les Sept Lampes de l’architecture (1849), restaurer un monument revenait à porter atteinte à l’intégrité de son être, à sa substance : "La restauration signifie la destruction la plus complète que puisse souffrir un édifice. [...] Prenez soin de vos monuments, vous n’aurez alors nul besoin de les restaurer. Veillez avec vigilance sur un vieil édifice, comptez-en les pierres, mettez-y des gardes, liez-le par le fer quand il se désagrège, soutenez-le à l’aide de poutres quand il s’affaisse, ne vous préoccupez pas de la laideur du secours que vous lui apportez ; mieux vaut une béquille que la perte d’un membre. [...] La conservation des monuments du passé n’est pas une simple question de convenance ou de sentiment. Nous n’avons pas le droit d’y toucher ! Ils ne nous appartiennent pas."
Au tournant du siècle, les théories opposées de Viollet-le-Duc et de Ruskin trouvèrent un point de rencontre au sein du manifeste de Camillo Boito, Conserver ou restaurer (1893). L’architecte et écrivain italien y adopte une position intermédiaire, empruntant notamment à Ruskin la valeur d’authenticité du monument et à Viollet-le-Duc la légitimité de la restauration - sous réserve qu’elle fût fondée et distinctement identifiable. Avec cette charte, Boito ouvrait la voie aux principes modernes de la déontologie de la conservation-restauration.