Nous autres
L’idéal communiste des années 1920 développe une idéologie de la vie en commun, où chaque individu se montre transparent pour les autres. Le verre, largement utilisé pour construire des édifices publics ouverts à tous, devient le matériau symbole de cet idéal, qui n’hésite néanmoins pas à priver les individus de leur vie privée. Nous autres, roman de l’écrivain russe Zamiatine, met en scène un monde entièrement de verre, où tout est visible et contrôlé par le Bienfaiteur, un monde où les hommes et les femmes ont perdu leur nom, et s’appellent avec des chiffres et des lettres.
Aujourd’hui, par exemple, à seize heures dix exactement, je me trouvais devant le mur de verre étincelant. Au-dessus de moi, les lettres d’or : “Bureau des Gardiens“ brillaient comme un soleil. À travers les murs, je voyais une longue file d’unifs gris-bleu. Les visages luisaient comme des lampes dans une ancienne église. Ils étaient venus pour accomplir une action sublime : pour trahir et sacrifier sur l’autel de l’État Unique, leurs parents aimés, leurs amis, eux-mêmes. J’aurais voulu me précipiter vers eux, mais je ne pus, mes pieds étaient comme soudés aux dalles de verre. Je restai là, les yeux fixes…
Le ciel magnifiquement bleu, les minuscules soleils dans chacune de nos plaques, les visages non obscurcis par la démence des pensées, tout semblait fait d’une seule matière lumineuse et souriante. Le rythme cuivré résonnait : "tra-ta-tam". Ces "tra-ta-tam", ce sont des marches de bronze resplendissant au soleil, et, à chaque marche, on s’élève toujours plus haut, dans le bleu vertigineux…
Brusquement, ainsi que ce matin sur le dock, je compris encore, comme pour la première fois dans ma vie, je compris tout : les rues impeccablement droites, le verre des chaussées tout arrosé de rayons, les divins parallélépipèdes des habitations transparentes, l’harmonie carrée des rangs de numéros gris-bleu. J’eus alors l’impression que ce n’étaient pas des générations entières, mais moi, bel et bien moi, qui avais vaincu le vieux Dieu et la vieille vie, et que c’était moi qui avais construit tout cela ; je me sentais comme une tour, et craignais de remuer le coude, de peur que les murs, les coupoles, les machines ne s’écroulassent en miettes…
Puis, je fis un bond en arrière par-dessus les siècles. Je me souvins (c’était incontestablement une association d’idées par contraste) d’un tableau dans un musée. Il représentait un boulevard au 20e siècle, bigarré à vous faire tourner la tête, rempli d’une foule de gens, de roues, d’animaux, d’affiches, d’arbres, de couleurs, d’oiseaux… Et l’on dit que cela a vraiment existé ! "
Nous autres, Ievgueni Zamiatine, 1920-1921