Un projet ambitieux
Le 10 août 1557, le duc Emmanuel-Philibert de Savoie, lieutenant du roi d’Espagne Philippe II, remporte la bataille de Saint-Quentin contre les Français. En remerciement pour cette victoire, le roi d’Espagne aurait fait le vœu de construire un palais monastère imposant dédié à saint Laurent, célébré le jour de la victoire.
Dans les faits, les raisons pour lesquelles le souverain lance le chantier restent incertaines. Mais son père Charles Quint a peu construit, probablement parce qu’il passait beaucoup de temps sur les routes d’Europe à sillonner son empire. Avec l’Escurial, son fils se lance dans un projet ambitieux et inédit : jamais, depuis Charlemagne (742-814) à Aix-la-Chapelle, un souverain n’avait fait construire un palais si grand, à la fois résidence royale et siège des pouvoirs politique et religieux. On peut également comparer l’Escurial à un palais plus ancien encore : celui de l’empereur romain Dioclétien à Split (4e siècle apr. J.-C., Croatie), à la fois une résidence, un mausolée et un temple dynastique.
Entre illusion et réalité
L’une des particularités de l’Escurial est de s’élever, à 45 km au nord-ouest de Madrid, sur un plateau rocheux, au pied de collines arides. Situé à 1 028 m d’altitude, il offre en été une fraîcheur bienvenue. C’est pourquoi les successeurs de Philippe II, jugeant le palais austère, ne l’occuperont qu’en période estivale. La beauté de la nature, l’isolement du monastère, la perfection de son plan et la monumentalité des édifices procurent au visiteur ou au pèlerin une impression onirique. Ainsi, selon Philippe II et ses architectes, l’Escurial est conçu comme une image du paradis sur terre, où tout n’est qu’harmonie. Cet enchevêtrement – volontaire – entre illusion et réalité, rêve et éveil, est une pratique que l’on retrouve dans la pensée et les arts espagnols. Et notamment dans la célèbre pièce de théâtre de Pedro Calderón de la Barca, La Vida es un sueño (La Vie est un songe), écrite en 1635
Les différents espaces de l’Escurial
L’Escurial est une institution unique qui rassemble un monastère, une église, une bibliothèque, une nécropole où reposent 17 membres de la dynastie Habsbourg d’Espagne.
La nécropole. L’Escurial, palais, résidence, église, monastère, est aussi une nécropole royale. Philippe II décide en effet d’y inhumer les corps des souverains d’Espagne. Une place toute particulière est réservée à son père, Charles Quint, grand conquérant et éternel rival du roi de France François Ier. Charles Quint règne de 1519 à 1556. 17 membres de la dynastie Habsbourg d’Espagne reposent ainsi à l’Escurial. Le caractère sacré de l’ensemble est renforcé par la présence de 7 500 reliques de saints, acheminées pour beaucoup d’entre elles depuis les pays conquis par la Réforme, et réparties dans 570 reliquaires. La cour des Évangélistes (Patio de los Evangelistas) est la partie la plus "italienne" de l’Escurial. De plan carré, cet espace est entouré de bâtiments de deux étages dont les grandes baies en plein cintre rappellent les galeries italiennes de la Renaissance. La superposition des ordres (dorique au premier niveau, ionique au second) traduit une très bonne connaissance du langage classique. Au milieu des magnifiques jardins qui renvoient à l’image du Paradis se dresse une fontaine dont le plan et surtout la coupole rappellent très fortement le Tempietto San Pietro in Montorio de Bramante (Rome).
La cour des Rois (Patio de los Reyes), construite en 1586, est l’espace le plus monumental de l’Escurial. La sobriété et la monumentalité sont les principales caractéristiques de ce lieu qui est dépourvu de décoration. Contrairement à la cour des Évangélistes, la cour des Rois n’est pas un lieu de recueillement, de méditation et de repos. L’espace est complètement vide, dénué de banc ou d’endroit pour se protéger du soleil : la priorité est de ménager une perspective convergeant vers la basilique et de créer une atmosphère sacrée, invitant au respect et à l’admiration. L’unité et la beauté de cette architecture peuvent être comparées au palais du Louvre construit par Pierre Lescot ou à la cour du Belvédère de Rome. La basilique est le cœur de l’Escurial. Entre l’exécution des premiers dessins en 1561 et le début de la construction en 1575, le projet, particulièrement ambitieux, n’a cessé d’être modifié. Aidé par ses architectes, le roi Philippe II cherchait à créer un nouveau type d’église, typiquement espagnole et se démarquant des modèles italiens. Au premier niveau, les statues de six rois de l’Ancien Testament sont posées sur d’énormes piliers. De gauche à droite, on reconnaît Josaphat, Ezéchias, David, Salomon, Josias et Manassé. L’intérieur de la basilique est sans doute l’un des plus solennels et des plus beaux espaces de la Renaissance : tandis que la cour des Rois et la façade de la basilique s’imposent par leur sobriété, l’église se caractérise par sa grande richesse décorative. Surélevé par rapport à la nef telle une scène de théâtre, le sanctuaire est orné des matériaux les plus précieux : la topaze, le jaspe, l’or, l’émail, l’émeraude… Le regard se dirige inévitablement vers le retable au fond du sanctuaire, qui doit être vu de loin et prend toute la hauteur du chevet. L’architecture devient dès lors une véritable expérience, au sens physique du terme.
Le monastère des Hiéronymites. L’Escurial est aussi un monastère, où s’installe la communauté de moines de l’ordre de Saint-Jérôme, que l’on appelle les Hiéronymites. Apparue au 14e siècle, cette confrérie religieuse est principalement installée dans la péninsule ibérique (Espagne et Portugal). Au nombre d’une centaine à l’Escurial, les Hiéronymites organisent leurs journées autour du chant, de la prière et de l’enseignement. Après avoir étudié quatre ans la doctrine, le latin, la grammaire et le chant, les aspirants moines suivent un enseignement fondé sur la théologie et les arts selon Saint-Thomas d’Aquin pour préparer leur ordination. Les relations entre les Hiéronymites et Philippe II n’ont pas toujours été au beau fixe, dans la mesure où ce dernier ne veut pas de monastère indépendant, mais bien une institution monastique rattachée aux autres fonctions de l’Escurial, allant jusqu’à décider pour la communauté l’organisation, les rituels ou même les livres de chant et la musique.