"La rage impuissante de n'avoir rien vu"
La chevauchée fait halte devant Khéops. Aussitôt, dix photographes s’élancent d’une baraque, vous assiègent, vous remplissent les mains de leurs clichés les plus flatteurs : "Comment Monsieur désire-t-il son portrait ? À pied ou à cheval ? À dos d’âne ou à dos de chameau ? " Et l’on vous fait admirer l’image d’un touriste berlinois casqué de liège, cuirassé de kaki, bardé de ceintures de cuir et botté de molletières, qui surgit immense à côté d’une pyramide toute petite… Des gens, raidis dans des attitudes solennelles, sont en train de poser. Le photographe, la poire de caoutchouc à la main, rectifie la pose : "Ne bougeons plus ! " Du haut de leurs quarante siècles, les Pyramides vous contemplent ! … Horreur ! Vous vous échappez, vous fuyez vers le Sphinx, poursuivi par les âniers qui tapent à grands coups de matraque sur le derrière de votre monture… Autre supplice ! Voici maintenant les camelots qui se précipitent, les brocanteurs de fausses antiquités ! Et il faut négliger le splendide paysage désertique, pour s’occuper de scarabées et d’osiris en toc, fabriqués à la douzaine par des mouleurs italiens. Pendant ce temps-Ià, les guides vous cornent aux oreilles leurs boniments. Celui-ci veut vous faire grimper au sommet de la pyramide, celui-là veut vous entraîner dans les souterrains. On est ahuri, assourdi, pris d’assaut. Impossible de joindre deux idées, d’arrêter ses yeux une minute sur tel détail singulier d’architecture, ou cette coloration délicieuse qui pâlit là-bas vers la chaîne libyque et qui va s’évanouir. Une colère vous saisit, on renonce brusquement, on abdique toute volonté devant tant d’ennemis conjurés – et l’on s’en revient mélancoliquement sur son bourricot, avec la rage impuissante de n’avoir rien vu.
Le Mirage oriental, Louis Bertrand, 1910