Habiter une œuvre d’art
Le "personnage" central de ce roman de Simon Maver est une maison "moderne" construite en Tchécoslovaquie par un couple, Liesel et Viktor Landauer, à la fin des années 20. Ils confient le chantier à Von Apt, un architecte allemand gagné aux idées nouvelles de Le Corbusier, du Bauhaus ou des artistes hollandais du mouvement De Stijl. Après la fête qui marque la fin du chantier, la maison déclenche les passions et les critiques.
La maison Laudauer est-elle habitable ? Se demande l’un des journalistes présents à la fête dans un article du nouveau numéro de Die Form, la revue d’architecture du Deutscher Werkbund. Un débat s’ensuit dans les colonnes du journal. Des correspondants affirment, que d’un point de vue politique, l’ensemble du bâtiment est une faute de goût, un exercice de l’excès bourgeois, et que le devoir de l’architecture moderne est de loger la classe ouvrière dans des habitations décentes et bien pensées comme les cités ouvrières du Weissenhofsiedlung à Stuttgart, le Karl-Marx-Hof à Vienne ou encore celles de l’entreprise Batá à Zlin, plutôt que de créer des palais destinés aux ploutocrates. D’autres condamnent la virulence de ces critiques et louent la pureté de la ligne, l’austérité du dessin, la perfection du goût, la sensation qu’ils ont éprouvée (ceux parmi eux qui ont eu la chance d’avoir été invités) de se trouver à l’intérieur d’une œuvre d’art. D’autres encore discutent du principe de combiner les espaces de repas avec le salon, le bureau et la bibliothèque. Un commentateur s’inquiète même des odeurs de nourriture qui pourraient envahir le salon. "Et si la maîtresse de maison désire réarranger l’ameublement ? demande un autre. Pourra-t-elle déranger la symétrie parfaite de l’intérieur, l’équilibre précis, les proportions ? Comment peut-on vivre dans un tel endroit au quotidien ? "
"Tu as vu ça ? " demande Liesel à Viktor en lui montrant la revue.
Il la parcourt d’une expression méprisante et la rejette.
"Absurde.
- Mais cela mérite un droit de réponse.
- Pourquoi diable se donner cette peine ? Qu’ils s’écharpent. On dirait des enfants qui se battent pour quelque chose qu’ils auraient vu dans la vitrine d’un magasin. Aucun d’eux ne peut l’avoir, alors pourquoi se battre ? "
C’est donc elle qui, assise au bureau de la bibliothèque derrière le mur d’onyx, rédige avec zèle une lettre au rédacteur en chef de Die Form. Elle reproche à leur correspondant de parler de ce qu’il ne connaît pas personnellement et d’avoir introduit des considérations politiques dans ce qui n’est en fait qu’une maison de famille. Son mari et elle ne sont pas victimes du goût de Rainer von Abt, mais ont collaboré à toutes les étapes de ce projet stimulant. Dans le salon, les rideaux, partageant les différents espaces à l’envi, permettent très facilement de créer des lieux d’une parfaite intimité. Liesel assure également aux lecteurs de la revue qu’aucune odeur de nourriture ne gagne le salon par la salle à manger ! Vivre dans une œuvre d’art est une expérience qui offre un plaisir suprême – la tranquillité du vaste salon combinée à l’intimité des plus petites pièces à l’étage offre à la famille l’expérience remarquable du confort moderne.
Le Palais de verre (The Glass room), Simon Maver, traduit de l’anglais par Céline Leroy, Le cherche midi, 2012