De Stijl, une avant-garde
À l’origine, une avant-garde désigne la tête d’une armée, partie en avant pour informer les autres combattants de la situation. À partir du 19e siècle, cette expression évoque les artistes qui rompent avec l’académisme et bousculent les traditions en proposant un art nouveau et révolutionnaire, quitte à scandaliser : c’est le cas de Claude Monet et de son tableau Impression, soleil levant qui défraya la chronique en 1872. Autour de la Première Guerre mondiale, une myriade de groupes d’avant-garde se constitue aux quatre coins de l’Europe. Expressionnistes, fauves, cubistes, dada, surréalistes, constructivistes, suprématistes… Beaucoup de ces mouvements ne se limitent pas à un seul support, une seule expression artistique. À l’image du groupe De Stijl en Hollande, on observe souvent des peintres, des architectes, des décorateurs, des typographes, des graphistes, des photographes, des cinéastes… qui travaillent et réfléchissent ensemble à l’avènement d’un art nouveau.
De Stijl : mouvement, abstraction, géométrie
En 1917, paraît le premier numéro de la revue De Stijl (“le style” en français) sous la direction de l’artiste et architecte néerlandais Theo van Doesburg. C’est l’acte de fondation du mouvement artistique du même nom, auquel se rallient des peintres, des architectes, des décorateurs, des sculpteurs, des typographes… tous réunis par une même ambition de refonder la vie par un art universel. Admirateurs de l’architecture de Hendrik Petrus Berlage ou de celle de Frank Lloyd Wright, les membres du groupe De Stijl inscrivent leurs œuvres dans la continuité des recherches de Piet Mondrian qui, depuis les années 1910, se détourne de la peinture figurative pour aller vers l’abstraction, qualifiant ses principes esthétiques de “néoplasticisme”. Ses compositions géométriques faites d’aplats bleus, jaunes et rouges, de lignes noires et de fonds blancs contribuent à créer l’univers visuel et artistique du groupe De Stijl comme le prouve très bien la maison Schröder qui transpose les principes du peintre de deux à trois dimensions.
Le groupe – dont les membres varient en fonction des années, des amitiés et des conflits avec son mentor, Theo van Doesburg – multiplie, au cours des années 1920, les actions et les manifestes. Parallèlement à la “chaise rouge-bleu” de Gerrit Rietveld et la maison Schröder, l’exposition “Les Architectes du mouvement De Stijl”, qui se tient à Paris en 1923, les textes parus dans la revue largement diffusée (comme les “16 points d’une architecture plastique”, rédigés par van Doesburg), les rapports créés avec d’autres groupes d’avant-garde allemands, russes, français, ou les conférences données aux quatre coins de l’Europe, font connaître De Stijl à l’échelle internationale.
Une maison peut-elle être un manifeste ?
Le manifeste est généralement un texte écrit ou prononcé affirmant une prise de position et un programme. C’est une pratique très courante pour les partis politiques qui font du manifeste une sorte de profession de foi. À partir du 19e siècle surtout, les artistes font aussi usage du manifeste qui, la plupart du temps, fait table rase du passé pour revendiquer un art nouveau et révolutionnaire. Symbolistes, nabis, dada, surréalistes, futuristes, les collectifs d’avant-garde artistique et littéraire du début du 20e siècle ont presque tous “leurs” manifestes.
Un manifeste prend donc la plupart du temps la forme d’un écrit. En ce qui concerne le mouvement De Stijl, Theo van Doesburg fonde la revue du même nom en 1918 et publie de nombreux textes au nom d’un collectif qui rassemble les peintres Piet Mondrian, Vilmos Huszar, les architectes Robert Van ’t Hoff et Jan Wils, le sculpteur Georges Vantongerloo et le poète Antony Kok.
Mais certains artistes ne voient pas forcément dans l’écriture le meilleur moyen d’expression. C’est le cas de Gerrit Rietveld qui fabrique deux manifestes : la “chaise rouge-bleu” et la maison Schröder. Terminée en 1923, la chaise rouge-bleu transfère la peinture de Piet Mondrian de deux à trois dimensions. La maison Schröder, quant à elle, concrétise et retranscrit dans l’espace les principes énoncés par Theo van Doesburg dans L’Évolution de l’architecture moderne en Hollande en 1925 : “La nouvelle architecture est anti-cubique, c’est-à-dire que les différents espaces ne sont pas comprimés dans un cube fermé. Au contraire, les différentes cellules d’espace (les volumes de balcons, etc., inclus) se développent excentriquement, du centre à la périphérie du cube, par qui les dimensions de hauteur, de largeur, de profondeur, de temps, reçoivent une nouvelle expression plastique […]” Mouvement, abstraction, géométrie, volume sont les maîtres mots de la maison Schröder qui devient l’emblème du groupe De Stijl.
L’architecture De Stijl
Gerrit Rietveld n’est pas le seul constructeur du groupe d’avant-garde. L’exposition “Les Architectes du groupe De Stijl” qui a lieu en 1923 à la galerie l’Effort moderne montre l’intérêt pour l’architecture et la construction. Piet Mondrian a écrit plusieurs textes sur l’architecture et la ville.
Chef de file du groupe De Stijl, Theo van Doesburg ne se contente pas d’écrire beaucoup de textes théoriques sur l’architecture. Il met au point en 1924 les “contre-constructions”. La projection axonométrique adoptée dans ces compositions souligne le caractère dynamique de l’architecture et la notion d’espace : il s’agit là de montrer que l’architecture n’est pas simplement un assemblage de plans verticaux et horizontaux mais s’inscrit bien dans les trois dimensions. Van Doesburg construit également : inauguré à Strasbourg en 1928, le café de l’Aubette réunit aussi un dancing et un cinéma. Les espaces et décors sont confiés à Theo van Doesburg, qui joue avec les pans de couleurs sur les murs, sols et plafonds et les lignes obliques qui doivent perturber la perception des volumes. Enfin, il construit à Meudon, non loin de Paris, sa maison-atelier à la fin des années 1920, où l’on retrouve une même flexibilité spatiale qu’à la maison Schröder avec la présence de cloisons légères amovibles.
D’origine allemande, l’architecte Jacobus Johannes Pieter Oud (1890-1963) est aussi un membre fondateur du groupe De Stijl. Progressiste, socialiste, il s’inquiète du sort de la classe ouvrière et dessine beaucoup de logements sociaux à Rotterdam, sa ville d’adoption. Dans les années 1930, il participe, avec les plus grands (Le Corbusier, Mies van der Rohe, Bruno Taut, Walter Gropius…) aux grandes expositions internationales d’architecture en Allemagne (Weissenhof, Stuttgart, 1929) ou aux États-Unis (“Modern Architecture : International Exhibition”, Museum of Modern Art, New York, 1932).
De Stijl et le néoplasticisme
Fâchés dès 1923, Theo van Doesburg et Piet Mondrian s’engagent sur des chemins de plus en plus divergents. Tandis que le premier, attentif aux autres avant-gardes et curieux de nouvelles expériences, se rapproche du suprématisme russe, du Bauhaus ou de la Nouvelle Objectivité, Piet Mondrian reste fidèle à une ligne artistique et philosophique qu’il avait tracée des années auparavant, le néoplasticisme. Le peintre poursuit ses recherches de façon méthodique dans des compositions géométriques réunissant les trois couleurs primaires (rouge, bleu, jaune) et les non-couleurs (gris, noir, blanc) et reste fidèle à la grille peinte en noir strictement orthogonale – tandis que Theo van Doesburg introduit la ligne oblique. À travers ses tableaux se dégagent la question de la planéité (le tableau/le mur) et son rapport avec l’espace – autrement dit le dialogue entre deux et trois dimensions.
Une longue postérité
Même si les théories De Stijl peuvent apparaître assez difficiles à comprendre, il est indéniable que l’esthétique développée par Piet Mondrian, Theo van Doesburg, Jacobus Johannes Pieter Oud ou Gerrit Rietveld a séduit et conquis le monde. En 1965, le couturier Yves Saint Laurent crée une robe en hommage à Mondrian ; de coupe trapèze, son tissu reprend la trame orthogonale noire et les aplats rouges, bleues et jaunes. Cette robe est perçue comme un événement dans le monde de la mode. Les grandes marques ne tardent pas à suivre et à adopter “l’esthétique Mondrian”, devenue culte, pour de nombreux objets de consommation courante – chaussures, chaussettes, cosmétique, joaillerie, sacs, pulls… le pari de De Stijl de créer un art universel semble gagné.