Rencontre

— par Louis Antoine de Bougainville

À midi je faisais route pour passer entre ces petites îles et la grande, lorsque la vue d’une pirogue qui venait à nous me fit mettre en panne pour l’attendre. Elle s’approcha à une portée de pistolet du vaisseau sans vouloir l’accoster, malgré tous les signes d’amitié dont nous pouvions nous aviser vis-à-vis des cinq hommes qui la conduisaient. Ils étaient nus et nous montraient du coco et des racines.


Notre Taïtien leur parla sa langue, mais ils ne l’entendirent pas ; ce n’est plus ici la même nation. Lassé de voir que, malgré l’envie qu’ils témoignaient de diverses bagatelles qu’on leur montrait, ils n’osaient approcher, je fis mettre à la mer le petit canot. Aussitôt qu’ils l’aperçurent, ils forcèrent de nage pour s’enfuir, et je ne voulus pas qu’on les poursuivît. Peu après, on vit venir plusieurs autres pirogues, quelques-unes à la voile. Elles témoignèrent moins de méfiance que la première, et s’approchèrent assez pour rendre les échanges praticables, mais aucun insulaire ne voulut monter à bord. Nous eûmes d’eux des ignames, des noix de cocos, une poule d’eau d’un superbe plumage et quelques morceaux d’une fort belle écaille. L’un d’eux avait un coq qu’il ne voulut jamais troquer. Ils échangèrent aussi des étoffes du même tissu, mais beaucoup moins belles que celles de Taïti et teintes de vilaines couleurs rouges, brunes etnoires ; des hameçons mal faits avec des arêtes de poissons, quelques nattes et des lances longues de six pieds, d’un bois durci au feu. Ils ne voulurent point de fer ; ils préféraient de petits morceaux d’étoffe rouge aux clous, aux couteaux et aux pendants d’oreilles qui avaient eu un succès si décidé à Taïti. Je ne crois pas ces hommes aussi doux que les Taïtiens : leur physionomie était plus sauvage, et il fallait être toujours en garde contre les ruses qu’ils employaient pour tromper dans les échanges. Ces insulaires nous ont paru de stature médiocre, mais agiles et dispos. Ils ont la poitrine et les cuisses jusqu’au-dessus du genou peintes d’un bleu foncé, leur couleur est bronzée ; nous en avons remarqué un beaucoup plus blanc que les autres. Ils se coupent ou s’arrachent la barbe, un seul la portait un peu longue ; tous en général avaient les cheveux noirs relevés sur la tête.

Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, Louis Antoine de Bougainville, 1889