Première réunion de chantier
"C’est la réunion de chantier, il est bien sept heures du matin et c’est Diderot qui parle, levé montagne en bout de table ovale. Salle nue, cloisons minces, moquette rase, hâtivement posée, odeur de colle, odeur de neuf, café lyophilisé, on a traîné là des chaises scolaires. Lesquelles hébergent une cinquantaine d’individus parmi lesquels Sanche Cameron le grutier, et Summer Diamantis la fille en charge des bétons – ces deux-là, Diderot les observe à la dérobée, le garçon la face hallucinée, la fille qui prend des notes sans lever la tête. Diderot a précisé à leur intention, les doigts réunis en bouquet sur son torse, oh, les jeunots, appelez-moi Diderot.
Il se racle la gorge puis commence à voix forte. Ok, on y va. Feuille de route : un, creuser la terre – il lève le pouce ; deux : draguer et aménager le fleuve – il lève l’index ; trois : démarrer le béton – il lève le majeur. Se tourne pour abaisser un écran mural, met en route un ordinateur portable, se retourne, regarde lentement l’assistance, puis les premiers mots claquent.
Creuser la terre, donc. Il se tourne vers la carte géomorphologique affichée sur l’écran, sort une zappette de la poche arrière de son pantalon : ici coexistent deux types de sols. Un – un point rouge lumineux se pose sur la carte, parfaitement synchrone : Rive Coca. Le causse de la haute plaine. Aride en surface, fracturé en profondeur – dur au cœur tendre, c’est le coup de la frangipane, on connaît, on n’aime pas beaucoup, mais on aime mieux ça que l’inverse, hein ! la salle acquiesce, des rires fusent, doux et connivents. Problème – Diderot pivote vers l’auditoire sans sourire –, on a des roches calcaires qui reposent sur des argiles marneuses capables de provoquer des glissements de terrain. Faire très attention."
Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal, 2010