Au Bonheur des ogres
Le héros du roman de Daniel Pennac travaille dans un grand Magasin où une bombe vient d’éclater. Le titre Au Bonheur des ogres fait évidemment référence au Bonheur des dames d’Émile Zola
"Je craignais d’arriver en retard, mais le Magasin est plus en retard que moi. Avec ses stores de fer baissés sur ses immenses vitrines, il fait l’effet d’un paquebot en quarantaine. De ses chaudières souterraines monte une vapeur qui s’effiloche dans le brouillard matinal. Par-ci, par-là, de petites trouées lumineuses m’indiquent pourtant que le cœur bat. Il y a de la vie, là-dedans. J’y pénètre donc et suis aussitôt inondé de lumière. Chaque fois, c’est le même choc. Autant il fait sombre dehors, et sinistre, autant ça brille à l’intérieur. Toute cette lumière qui tombe en cascade silencieuse des hauteurs du magasin, qui rebondit sur les miroirs, les cuivres, les vitres, les faux cristaux, qui se coule dans les allées, qui vous saupoudre l’âme – toute cette lumière n’éclaire pas : elle invente un monde.
C’est à quoi je rêve pendant qu’un flic aux doigts agiles me fouille des pieds à la tête, pour constater enfin que je ne suis pas une bombe atomique, et me laisser passer.
Je ne suis pas le premier arrivé. La plupart des employés sont déjà rassemblés dans les allées du rez-de-chaussée. Ils regardent tous en l’air. Une majorité de femmes. Leurs yeux brillent d’un éclat louche comme si elles entendaient le Saint-Esprit. Là-haut, sur la passerelle de commandement, Sainclair roucoule dans un micro. Il rend hommage à l’ "admirable tenue du personnel" lors des derniers "événement". Il assure toute la sympathie de la direction à Chantredon, le type qui a voyagé à travers la vitrine des cosmétiques et qui panse ses plaies à l’hosto. Il s’excuse auprès de ceux que la police a visités hier. Tous les employés devront y passer, "y compris la direction", mais dans le seul but "d’apporter à l’enquête tous les éléments nécessaires à une heureuse conclusion."
Daniel Pennac, Au Bonheur des ogres, 1 985