Les tailleurs de pierre au Moyen Âge
Le travail du tailleur de pierre consiste à donner sa forme à la pierre, autrement dit à la tailler en vue du travail des maçons. Les blocs réalisés par le tailleur de pierre peuvent parfois intégrer des moulures et des ornementations. Dans les textes du Moyen Âge, les termes désignant le maçon et le tailleur de pierre sont parfois utilisés indifféremment : car le maçon dit « supérieur », ou le maître maçon, savent tailler la pierre.
Le tailleur de pierre travaille sur les chantiers de taille situés soit en sortie de carrière, soit sur les chantiers de construction. Il n’est pas rare que les pierres soient d’abord dégrossies et pré-calibrées directement dans la carrière, en raison du prix de transport élevé des pierres (on évalue en effet que le prix du transport d’une charrette de pierres de la carrière au chantier distant de 18 km équivalait au prix de la pierre achetée dans la carrière). À Troyes, par exemple, vers la fin du 13e siècle, ce sont les ouvriers du chantier de la cathédrale eux-mêmes qui se rendent à la carrière pour y tailler, en compagnie de l’architecte, et qui y restent le temps voulu.
Les différentes opérations
L’équarrissage : Une des premières étapes du travail du tailleur de pierre est l’équarrissage qui consiste à tailler le bloc pour en faire un parallélépipède. Dans un premier temps, on taille une ciselure sur l’une des faces. Ensuite on pose une règle en bois et une équerre sur cette ciselure afin d’avoir un repère de départ et l’on taille alors une deuxième ciselure sur le côté opposé de la même face, le but étant ensuite d’aligner les deux afin de pouvoir tailler de façon plane une face du bloc.
On enlève alors la matière en excédent afin d’obtenir un bloc parallélépipédique dont les faces sont taillées grossièrement. Outre la règle et l’équerre, l’équarrissage nécessite l’emploi d’un pic quand la pierre est dure ou ferme, ou d’une polka dans le cas d’une pierre tendre. Plus rarement, c’est à l’aide d’un marteau taillant ou de la bretture que cette tâche est effectuée.
Le dégrossissage : Le tailleur procède ensuite au dégrossissage qui consiste à mettre le bloc à la taille voulue par rapport aux besoins du chantier ; c’est ce que l’on appelle le "bloc capable". Grâce à un gabarit, le bloc est mis aux cotes en taillant tout l’excédent de matière. Outre les pierres de taille équarries destinées aux murs et aux saillies à angle droit, certaines pierres diffèrent de la forme quadrangulaire : les colonnes, les corniches, les décors sculptés. Le tailleur reporte alors sur la pierre les contours de la pièce à fabriquer à l’aide d’un modèle et d’une pointe de fer. On doit ensuite épanneler le bloc, c’est-à-dire préparer les sculptures. C’est la taille préparatoire d’une moulure ou d’un ornement qui consiste à éliminer la pierre excédentaire afin d’obtenir le profil et la forme. Moulures et sculptures sont ensuite effectuées à l’aide d’un ciseau et d’un maillet
Les outils du tailleur de pierre
Le pic est sans doute l’outil le plus ancien dans le travail de la pierre. La lame en fer se termine par deux pointes pyramidales et acérées. Elle est montée sur un manche en bois. Cet outil permet d’équarrir les blocs de pierre en enlevant les plus grosses aspérités.
Les deux autres outils les plus répandus sont le marteau taillant et surtout la polka.
Le marteau taillant (ou smille) sert essentiellement à travailler les pierres tendres. Il permet de les dégrossir et d’enlever les épaisseurs en excédent par petits éclats, et sert à parfaire la face d’une pierre tendre en l’aplanissant après l’opération de dégrossissage. Il est muni de deux tranchants lisses et droits qui sont parallèles au manche. Il ressemble un peu à une double hache dont le tranchant serait droit au lieu d’être arrondi. Quand les tranchants sont découpés de manière à former des dents plates, il s’agit d’une bretture.
La polka : La polka sert à équarrir et parementer les pierres tendres grâce à son tranchant vertical. Pour creuser des évidements et dégager les moulures, les tailleurs de pierre utilisent la polka du côté où son tranchant est disposé perpendiculairement au manche. À partir du 14e siècle, mais surtout au 15e, elle est fréquemment munie de dents et dénommée alors polka brettée. Cet outil est composé d’une lame métallique à deux tranchants disposés l’un, perpendiculairement au manche, l’autre, parallèlement. La lame de la polka simple ou brettée est montée sur un manche d’environ 50 cm de long. Comme le montrent les images médiévales, à la fin du 14e siècle et encore plus fréquemment au 15e siècle, beaucoup de tailleurs de pierre manient la polka assis sur des tabourets ronds à un ou trois pieds. Une telle posture rend le travail plus confortable en position assise. Le manche se tient à deux mains.
Les outils à percussion posée
Les outils à percussion posée, tels les ciseaux ou les gouges, sont utilisés avec un percuteur (maillet ou massette). Ils servent à enlever la matière en excédent lorsque l’on taille le bloc, mais sont également utilisés dans la sculpture.
Le ciseau est un outil à tranchant aciéré, rectiligne, effilé à double biseau. Le tranchant est toujours plus large que le reste du corps de l’outil. C’est un outil très commun pour la taille de la pierre au Moyen Âge. Il sert à régulariser en l’aplanissant la surface déjà dégrossie d’un bloc, mais permet aussi d’effectuer des arêtes rectilignes ou encore de faire des tailles de ciselures, décoratives et des évidements. Selon la dureté de la pierre, on utilise des modèles différents. Des ciseaux munis d’une soie et d’un manche en bois sont utilisés pour les pierres tendres tandis que pour la pierre dure, ils sont entièrement métalliques. Pour faire des effets de finition, un autre outil proche du ciseau est utilisé au Moyen Âge, la gradine qui se différencie du ciseau par la division de son tranchant en dents plates. Ces instruments sont par ailleurs employés pour réaliser des creusements divers et parementer les blocs d’appareil, mais surtout pour la sculpture.
La broche ou poinçon est formée d’une tige de fer de section circulaire ou orthogonale dont une extrémité est acérée et présente une forme pyramidale à quatre faces. L’extrémité opposée, appelée tête, est légèrement biseautée. Elle sert à équarrir les blocs, à dégrossir les pierres dures, à réduire une surface… Elle permet également d’ébaucher des sculptures. Cet outil est toujours utilisé en association avec une massette de fer.
La ripe est un outil dit à percussion posée à main puisqu’il ne nécessite pas de percuteur. Elle est composée d’une tige de fer dont les extrémités, aplaties et recourbées en sens opposé, constituent les tranchants. Cet outil est toujours tenu à deux mains, la droite appuyant verticalement sur l’outil près du tranchant, la gauche le tirant vers lui ou sur le côté. Grâce aux marques spécifiques laissées par la ripe sur les parements et en particulier sur les moulures, il est attesté que cet outil a été utilisé assez couramment aux 14e et 15e siècles. Cet outil sert aussi bien pour la finition des lits et l’égalisation des faces de la pierre que pour l’élaboration des moulures.
Les percuteurs sont des outils qui servent à frapper d’autres outils tels que les ciseaux ou les gradines. On distingue deux grands types. Le maillet permet de travailler avec des outils qui sont munis d’une "tête champignon" spécifique pour la pierre dure. Le manche comme le corps du maillet sont en bois, ce qui permet d’amortir les vibrations créées par l’impact de la percussion sur la pierre. Le corps de l’outil peut adopter des formes très diverses : tantôt un cylindre (droit ou cintré), tantôt une sphère ou encore un trapèze.
La broche est quant à elle généralement utilisée en association avec une massette, composée d’un corps de fer et d’un manche en bois dur. La partie frappante peut être rectangulaire, cintrée ou même se terminer par des extrémités évasées.
Beaucoup plus exceptionnellement est attesté l’emploi d’un foret. Cet outil est constitué d’une mèche dont la rotation peut être entraînée par divers systèmes. Les deux principaux outils de forage employés durant le Moyen Âge sont le foret à archet et le foret à pompe. Le premier est actionné par la corde d’un arc ; le second est lancé par un mouvement vertical de haut en bas déroulant une corde initialement disposée en double spirale autour d’un axe prolongeant la mèche ; le retour de la corde à son point de départ est assuré par la force d’inertie d’un poids, également fixé sur l’axe. Cet outil peut servir pour creuser des détails dans des sculptures (oreilles, yeux, plis du vêtement).
Calculer et mesurer
Bien que non spécifiques au tailleur de pierre, divers outils servent à calculer et à tracer les cotes et les formes du bloc à tailler. Ainsi, plusieurs modèles en bois de règles dont la longueur varie de trois pans (environ 0, 75 m) à trois cannes et demie (environ 7 m) ou encore le compas permettent de tracer les traits de construction, les courbes, de reporter des points, etc. Il n’est pas rare que le tailleur en possède plusieurs de tailles différentes. L’équerre est fort utile au tailleur pour l’élaboration d’un bloc ayant des faces perpendiculaires entre elles, mais aussi pour vérifier le bon équerrage des différentes étapes de taille.
En revanche, les panneaux ou gabarits sont des outils propres à la taille de la pierre. En effet, l’ouvrier est amené très fréquemment à reproduire en de nombreux exemplaires identiques des pierres moulurées ; par conséquent, il doit utiliser un gabarit (dit aussi molle) à l’échelle réelle des découpes frontales et des éléments d’ornement. C’est ainsi que l’on retrouve dans un inventaire dressé à la mort d’un maçon, à Dijon, en 1398, 17 patrons de bois, grands et petits pour tailler la pierre. Généralement, ces formes sont découpées dans une planche de bois sec, dans de la toile ou du métal, parfois par un charpentier ou un forgeron, selon le modèle fourni par le maître d’œuvre.
Des "signatures" sur la pierre
Chaque tailleur de pierre (mais également chaque carrier) possédait un signe distinctif qu’il gravait sur l’une des faces de la pierre taillée. Quand le tailleur était embauché à la tâche, ces marques permettaient au chef de chantier de vérifier la qualité de son travail et de dénombrer le nombre de pierres équarries pour le payer en conséquence. La variété des signes employés est grande. Ce sont des figures géométriques telles que des triangles ou des pentagones, des instruments de travail comme le pic ou le marteau, des croix, des lettres, peut-être l’initiale de l’ouvrier. Beaucoup de ces signes gravés sur la face engagée de la pierre ne sont découverts que lorsqu’on détruit les murs.
Il ne faut pas confondre ces “signatures” avec les marques de position qui étaient tracées sur la pierre à l’aide de la sanguine ou de la pointe sèche pour aider à la pose, à l’appareillage, au placement des pierres ou encore à l’identification des blocs qui allaient ensemble.
Les blocs pré-calibrés, dits aussi pierres communes, pouvaient avoir des dimensions standardisées fixées par les autorités de la ville. Ainsi, en 1264, le ban échevinal de Douai fixe comme taille normale pour les pierres 8 pouces de longueur en parement, 6 en hauteur et 8 pour leur profondeur, soit 21 x 16 x 21 cm. Si l’on se réfère à ces dimensions, on a calculé que pour construire une enceinte de 4 000 m de périmètre pour 10 m d’élévation autour de la ville, 2 millions de pierres ont été livrées sur le chantier. La reconstruction de l’enceinte de Douai sur ses 5 300 m dotés de 80 flanquements, portes et ponts, a exigé de 5 à 6 millions de pierres.
Tailleurs de pierre et maçons
Dans leur grande majorité, les tailleurs de pierre sont des hommes libres et sans attaches, recrutés selon leurs capacités par le maître d’œuvre ou le maître maçon qui dirige le chantier. Ils tendent à former une aristocratie du bâtiment à la fin du Moyen Âge et entrent parfois en conflit avec les maçons qui, selon eux, posent la pierre, d’où leurs noms de coucheurs ou d’asseyeurs, du mot assise qui signifie lit de pierres. Au début du 15e siècle, il n’est pas rare que ceux qui taillent la pierre soient davantage payés que ceux qui la posent, les maçons. Deux formes de rétribution sont attestées pour ce corps de métier : soit une somme forfaitaire pour un travail dit à la tâche ou bien un salaire dit à la journée ou à la semaine. À cela s’ajoutent souvent des avantages détaillés dans les livres de compte, tels que des rations supplémentaires de vin, de nourriture et même de bois de chauffage, surtout si l’ouvrier doit demeurer un certain temps sur le chantier.