Souvenirs de Karnak

— par Vivant Denon

Il avait fait si chaud que le sol m’avait brûlé les pieds à travers ma chaussure ; je n’avais pu me fixer pour dessiner qu’en faisant promener mon serviteur entre le soleil et moi, pour rompre les rayons et me faire un peu d’ombre de son corps ; les pierres avoient acquis un tel degré de chaleur, qu’ayant voulu ramasser des agates cornalines, que l’on trouve en grand nombre dans l’enceinte même de la ville, elles me brûlaient au point que, pour en emporter, j’avais été obligé de les jeter sur mon mouchoir, comme on toucherait à des charbons ardents. Harassé, j’allai me jeter dans un petit tombeau arabe, qu’on nous avait préparé pour la nuit, et qui me parut un boudoir délicieux, jusqu’au moment où l’on me dit que, lors de notre dernier passage, on y avait égorgé un des nôtres qui était resté en arrière de la colonne : les marques de cet assassinat, empreintes encore contre les murs, me firent horreur ; mais j’étais couché, je m’endormis ; j’étais si las, que je crois que je ne me serais pas relevé de dessus le cadavre même de cette malheureuse victime.

Nous partîmes le lendemain avant le jour : j’emportais cette fois plus de dessins et moins de regrets ; je soupirais cependant dans la pensée que je quittais peut-être Thèbes pour toujours : sa situation éloignée de tout établissement, la férocité de ses habitants, le miri payé, tout me démontrait qu’il fallait renoncer à l’espoir d’y revenir : je n’avais pas vu les tombeaux des rois ; mais il fallait des soldats pour les aller chercher, et les troupes étaient fatiguées outre mesure par les marches forcées et répétées qu’elles venaient de faire ; je me recommandai aux événements, et dans la suite ils secondèrent mes désirs.

Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, Dominique Vivant Denon, 1802