Les dix pilotis fondamentaux

— par Henri Sacchi

L’architecte s’interrompit pour se verser une rasade de vin.

- En Égypte, continua-t-il, les juifs connurent d’autres secrets encore. Un maître charpentier leur apprit notamment comment murer sur toute sa longueur la galerie de la pyramide qui conduisait aux chambres mortuaires des pharaons, grâce à des portiques en bois. Il s’agissait de provoquer une réaction en chaîne, de portique en portique, en utilisant uniquement les lois de l’équilibre. On abattait le premier chevêtre à l’entrée de la galerie et, comme par enchantement, les suivants s’affaissaient, les uns après les autres, libérant de proche en proche les blocs de pierre qu’ils supportaient.
- Cette technique aurait-elle été utilisée pour la construction de Venise ? interrogea Doria, beaucoup plus captivé par le récit de l’architecte que par le spectacle présenté par le montreur d’ours et les jongleurs qui s’exhibaient au parterre.
- Exactement, monseigneur. Au début de Venise, lorsque furent construites les fondations du palais d’Agnello Partecipazio, les architectes padouans firent appel à un charpentier byzantin, qu’on appelait maître Folco. C’était un homme mystérieux, toujours vêtu d’une longue toge noire, qui dessinait ses ouvrages sur le sable avant de les exécuter. Dès que l’œuvre était achevée, il effaçait les traces et personne n’aurait pu dire comment il avait réussi à vaincre les lois de l’équilibre. Un jour, pour une obscure raison, maître Folco proposa aux Padouans de leur livrer le secret des chantiers des pyramides. "Seule la connaissance est immortelle, leur dit-il. Les œuvres sont périssables. Les palais que vous construisez un jour pour votre gloire doivent pouvoir ensevelir vos ennemis lorsqu’ils s’en emparent. Ainsi disparut le temple de Salomon lorsque les romains conquirent la cité des fils d’Israël." Maître Folco leur apprit ce qu’étaient les pilotis fondamentaux, par lesquels tenait tout l’équilibre de la cité qu’ils construisaient. Puis, les fondations étant achevées, il regagna son pays et nul ne le revit plus. Au début de Venise, il n’y avait que six pilotis fondamentaux, trois sur chaque rive du Grand Canal, que les architectes avaient repérés sur un parchemin secret. Les architectes en rajoutèrent quatre autres lors de la construction de la première basilique Saint-Marc. Lorsque Venise s’agrandit, tous les pilotis ultérieurs furent rendus solidaires des dix pieux de maître Folco. Ainsi, tout se tient et tout peut se défaire."

La Dogaresse, Henri Sacchi, 1 994