"Marcher sur une immense forêt renversée"

— par Tiziano Scarpa

Les arbres ont été plantés la tête la première, grâce à une espèce d’enclume hissée au moyen d’une poulie. Enfant, j’ai eu le temps de les voir : j’ai entendu les chansons des ouvriers du mouton rythmées par les percussions lentes et puissantes de ces maillets suspendus en l’air, en forme de cylindre, qui couraient sur des rails verticaux et qui, debout, montaient doucement pour s’abattre soudainement. Les troncs se sont minéralisés précisément grâce à la boue qui les a entourés d’une gaine protectrice, qui les a empêchés de pourrir au contact de l’oxygène : en apnée pendant des siècles, le bois s’est transformé quasiment en pierre.
Tu es en train de marcher sur une immense forêt renversée, tu es en train de te promener sur un incroyable bois à l’envers. On dirait l’invention d’un médiocre auteur de science-fiction, mais c’est la vérité. Je vais te décrire ce qui arrive à ton corps à Venise, en commençant par les pieds.

Venise est un poisson, Tiziano Scarpa, Christian Bourgois, 2002