La chute du campanile de Saint Marc en 1902

— dans la Revue des deux mondes

Le géant est tombé, vaincu dans sa lutte obscure contre les forces naturelles, implacables, qui, alliées au temps, minent sourdement l’œuvre des hommes. Ce sont de très petits mouvements, infiltrations, tassements, glissements, oscillations imperceptibles dues aux tremblements de terre. On n’y prend pas garde, la désagrégation chemine, les conditions de stabilité se modifient insensiblement un dernier effort, et, soudain, tout s’effondre comme un magnifique château de cartes. À ces causes d’ébranlement, il faut ajouter l’action incessante des vaporetti, en vue desquels les canaux n’ont point été creusés. Ces bateaux omnibus, dans leurs courses alternatives entre la gare et le Lido, soulèvent de petites lames qui brisent rageusement leurs volutes sur les marches disjointes des palais en bordure du Grand Canal. Les canots automobiles, dont le nombre croît de jour en jour, contribueront à cet effet destructif. La lente et silencieuse gondole, qui ne traîne plus dans son sillage "de fastueuses pièces de velours" disparaît en effet devant ce nouveau venu, à la vitesse tumultueuse et bruyante.
M. Boni accusait aussi le canon de Saint Georges Majeur "placé juste en face, au cœur de Venise monumentale. Quand je me trouvais au Palais des Doges, chaque coup de canon que tirait cette batterie faisait trembler les vitres et les murailles il me semblait que l’âme tout entière de Venise tressaillait." Il signalait aussi les cloches : "Autrefois, on les réservait pour les solennités. Plus tard, on en fit un véritable abus. Leurs vibrations ébranlent les clochers il faudrait diminuer l’amplitude de leurs oscillations."
Le crollo du campanile ne surprit point les archéologues, mais il fit concevoir des craintes pour la plupart des monuments vénitiens, bâtis en général, comme le campanile de Saint Marc, sur un ensemble de couches, pareil à un gâteau millefeuilles, de pilotis, de plateaux de bois et de pierres diverses, unies par du ciment hydraulique. M. Wagner a condamné Venise en bloc : "Elle est destinée à périr, parce que le sous-sol qui lui sert de base repose sur de mauvais pilotis pourris, désormais incapables de supporter l’énorme poids dû aux réparations continuelles." Moins absolu, Vendrasco considérait depuis longtemps trois clochers comme en péril Saint Marc, San Stefano et San Giorgio dei Greci. La chute du premier est donc un sérieux avertissement.

Revue des deux mondes, mars 1912