Prière sur la Tour Eiffel

— par Jean Giraudoux

"Le moindre vent me dirige. Au lieu de remonter la Seine j’ai suivi son courant. Des patrouilles escortaient ce poète qui allait au travail - et voici la Tour Eiffel ! Mon Dieu, quelle confiance il possédait en la gravitation universelle, son ingénieur ! Sainte-Vierge, si un quart de seconde l’hypothèse de la loi de la pesanteur était controuvée, quel magnifique décombre ! Voilà ce qu’on élève avec des hypothèses. Voilà réalisée en fer la corde que lance au ciel le fakir et à laquelle il invite ses amis à grimper… J’ai connu Eiffel, je grimpe…
Le moindre vent me dirige. Au lieu de remonter la Seine j’ai suivi son courant. Des patrouilles escortaient ce poète qui allait au travail - et voici la Tour Eiffel ! Mon Dieu, quelle confiance il possédait en la gravitation universelle, son ingénieur ! Sainte-Vierge, si un quart de seconde l’hypothèse de la loi de la pesanteur était controuvée, quel magnifique décombre ! Voilà ce qu’on élève avec des hypothèses. Voilà réalisée en fer la corde que lance au ciel le fakir et à laquelle il invite ses amis à grimper… J’ai connu Eiffel, je grimpe…
Mon Dieu, qu’elle est belle, vue de la cage du départ, avec sa large baguette cousue jusqu’au deuxième, comme à une superbe chaussette !
Mais elle n’est pas un édifice, elle est une voiture, un navire. Elle est vieille et réparée comme un bateau de son âge, de mon âge aussi, car je suis né le mois où elle sortit de terre. Elle a l’âge où l’on aime sentir grimper sur soi des enfants et des Américaines. Elle a l’âge où le cœur aime se munir de T. S. F. et de concerts à son sommet. Tout ce que j’aime dans les transatlantiques je l’y retrouve. Des parfums incompréhensibles, déposés dans un losange d’acier par un seul passant, et aussi fixes dans leur altitude qu’un cercueil dans la mer tenu par son boulet ; mais surtout des noms de Syriens, de Colombiens, d’Australiens, gravés non sur les bastingages mais sur toutes les vitres, car la matière la plus sensible de cette tour et la plus malléable est le verre. Pas un visiteur étranger qui ne soit monté là avec un diamant... On nous change à chaque instant d’ascenseur pour dérouter je ne sais quelle poursuite, et certains voyageurs, débarrassés de leurs noms et prénoms dès le second étage, errent au troisième les yeux vagues, à la recherche d’un pseudonyme ou d’un parrain idéal.
On donne un quart d’heure d’arrêt sur cette plate-forme. Mais, pour ces quinze minutes d’isolement, Eiffel assembla tout ce qui suffit pour onze mois aux passagers du bateau qui fait le tour du monde, dix jeux de tonneau, dix oracles automatiques, des oiseaux mécaniques par douzaines, et le coiffeur.
Chaque exposition a laissé si haut son alluvion, un peu d’alluvion universelle.
Celle de 1889, des appareils stéréoscopes où l’on voit les négresses de chaque peuplade du Congo écarter les yeux et les seins devant un spectacle prodigieux qui ne peut être, tant leurs surprises sont semblables, que l’aspect du photographe. Celle de 1900 des mots russes. Moscou, Cronstadt sont montées elles aussi graver leur nom...
Mais que le musée Galliera est beau d’ici !
Comme ces disputes que mènent en bas Notre-Dame et le Sacré-Cœur, le Panthéon et la gare de Lyon, on voit d’ici qu’elles sont truquées pour amuser un peu les hommes et qu’il n’y a, au contraire, entre tous ces édifices qu’accord et que consentement. Désaxés aujourd’hui par un aimant qui est sans doute l’amitié, c’est tout juste si le pont Alexandra et le pont de la Concorde ne se rapprochent et ne s‘accolent pas. Comme d’ici les lois de l’univers reprennent leur valeur ! Comme les savants ont tort, qui disent l’humanité vouée à la mort, un sexe peu à peu prédominant, et comme au contraire ils apparaissent distribués dans les rues, les voitures et aux fenêtres en nombre égal, ces hommes et ces femmes, qui, la journée finie, se retirent pour engendrer et concevoir, grâce à un stratagème.
Que l’on travaille en ce premier mai sur ce faîte ! Un radio envoie vers quatre continents, à travers moi, les nouvelles de Paris. Sur une carte je vois délimité son domaine, si net que par le bottin étranger je peux connaître le nom du dernier épicier brésilien, du dernier rentier de Samarkand effleuré par ses ondes. Tout un orchestre joue aussi pour l’univers, satisfait du seul applaudissement du gardien. Seuls les hommes de lettres ici sont sans voix. Bénie soit l’institutrice qui, lorsque j’eus cinq ans, me montrant le plus beau livre d’images et me bâillonnant hermétiquement de sa main, m’apprit à penser sans avoir à pousser des cris, en deux leçons d’une heure "

Extrait de Jean Giraudoux, Juliette au pays des hommes, 1924