Le Castel Béranger

— par Hector Guimard

"Le Castel Béranger exprime des sentiments, et à tel point que certains disent même qu’il éveille celui d’un cauchemar ! Il m’est impossible, malheureusement, de discuter des appréciations de ce genre ; si la vue de cette maison donne le cauchemar à certaines personnes, c’est, peut-être, parce qu’elles ont l’esprit un peu faible, cependant je suis bien obligé de voir si cette opinion est justifiée.
Ainsi les gens qui habitent le Castel, me suis-je dit alors, vont avoir le cauchemar. Eh bien ! Je vais y vivre moi-même, non pour y voir probablement tous les jours des gens évanouis sur les planchers, mais pour suivre de près cette impression. J’ai cherché des gens évanouis, je n’en ai point trouvé, et, à ce sujet, je veux, avant de terminer, vous conter deux petites anecdotes, en commençant, d’ailleurs, par la moins flatteuse pour le Castel, afin de ne pas vous laisser sur une impression désagréable. Un monsieur, visitant le Castel Béranger (ce n’était pas une dame et je le regrette, car j’ai une préférence pour le goût des dames), a l’air tout à coup de blêmir ; la concierge, une très brave femme, s’empresse, lui offre d’aller chercher un verre d’eau, et lui demande avec sollicitude s’il n’est pas malade. "Oui, répond le visiteur, je me sens un peu mal, en effet. – Qu’avez-vous donc ? Reprend cette bonne concierge. – Je ne sais pas…, c’est ce papier… je ne sais pourquoi, il me produit un drôle d’effet… " Bref, il s’est remis, sans même avoir besoin d’un verre d’eau, je vous l’assure. C’est un fait.
Autre fait : un locataire, étant tombé malade au moment où il emménageait, eut tout juste le temps de se coucher par terre, sur un sommier, isolément posé à terre. Il n’y avait pas un meuble dans sa chambre, rien que mes propres papiers ; en apprenant cela, je fus pris d’une grande inquiétude : on va dire que je l’ai fait mourir, pensais-je ! Je n’osais même pas aller demander au malade des nouvelles de sa santé. Comme au bout de huit jours le malheureux vivait encore, bien qu’il n’eût sous les yeux que les poutrelles en fer apparentes et les quatre murs couverts des fameux papiers, je me décidai à l’aller voir. Je m’informai prudemment de sa santé, faisait de très discrètes allusions à ces papiers qui l’entouraient et je finis par lui dire, après avoir capté un peu sa confiance : "Voulez-vous me rendre un bien grand service ? Répondez-moi donc franchement, comme si vous aviez devant vous le meilleur de vos amis, de ces amis auxquels on ne cache rien, et dites-moi, dans l’état où vous vous trouviez, quelle impression vous ont produite ces papiers ? "
Il me regarda, et je lui laisse la parole : "Ah ! voyez-vous, c’est très drôle ; j’avoue que, lorsque je suis arrivé malade dans votre maison, j’appréhendais un peu le sort qui m’attendait, mais il m’a fallu vivre là-dedans et rien qu’avec vos murs. Je me suis cru tout d’abord dans une pièce meublée et je me suis amusé à regarder ces papiers qui attiraient constamment mes regards ; j’ai cherché à comprendre, à voir où commençaient et finissaient les ornements ; j’en ai suivi les lignes, observé les couleurs, mais je n’ai jamais pu trouver. Cela m’a beaucoup amusé ; j’avoue que, sans eux, je me serais vraiment bien ennuyé. J’ai trouvé cela très drôle ! "
Le malade est actuellement guéri ! Je n’ai pas jusqu’à affirmer que mes papiers en soient la cause, mais ce qu’il y a de certains, c’est que les sentiments exprimés par le Castel Béranger ne font pas mourir les gens, et qu’ils ne donnent même pas le cauchemar : il suffit seulement de s’habituer à leur harmonie."

Extrait de la conférence sur le Castel Béranger, in Le Moniteur des arts, 7 juillet 1 899