Le Havre détruit

— par Michel Leiris

Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j’aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d’assez loin et d’assez haut pour qu’on puisse estimer à sa juste valeur l’effrayante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s’il s’était agi de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d’êtres vivants, la fameuse opération cartésienne. À cette échelle, les tourments personnels dont il est question dans l’Âge d’homme sont évidemment peu de chose : quelles qu’ont pu être, dans le meilleur des cas, sa force et sa sincérité, la douleur intime du poète ne pèse rien devant les horreurs de la guerre et fait figure de rage de dents sur laquelle il devient déplacé de gémir ; que viendrait faire, dans l’énorme vacarme torturé du monde, ce mince gémissement sur des difficultés étroitement limitées et individuelles ?

Reste, qu’au Havre même, les choses continuent et que la vie urbaine persévère. Par-dessus les maisons intactes comme par-dessus l’emplacement des ruines, il y a par intermittence, malgré le temps pluvieux, un clair et beau soleil. Bassins nautiques et toitures miroitantes, mer écumeuse au loin et gigantesque terrain vague des quartiers rasés (abandonnés pour longtemps, en vue de je ne sais quel étonnant assolement) subissent – quand la météorologie le veut – l’emprise de l’humidité aérienne que perforent les rayons. Des moteurs ronflent ; tramways et bicyclistes passent ; les gens flânent ou s’affairent et mainte fumée monte. Moi, je regarde cela, spectateur qui n’a pas été dans le bain (ou n’y a trempé que le bout de son pied) et s’arroge sans vergogne le droit d’admirer ce paysage à demi dévasté comme il ferait d’un beau tableau, jaugeant en unités ombre et lumière, nudité pathétique et grouillement pittoresque, le lieu encore aujourd’hui habité où une tragédie, il y a à peine plus d’un an, s’est jouée.

« De la littérature considérée comme une tauromachie », préface ajoutée en 1945 à L’Âge d’homme, Michel Leiris, 1939