Le théâtre des Champs-Élysées : une immense carcasse de béton

— par Paul Jamot

L’opération première, essentielle, consiste à dresser une immense carcasse qui dessine depuis les fondations jusqu’au faîte le squelette de l’édifice. Ceux qui, admis dans le chantier du Théâtre des Champs-Élysées, ont vu, à travers la futaie des échafaudages, définie par les hauts et minces poteaux, la profonde cavité circulaire de la salle, se creusant, bien au-dessous de ce qui sera le plancher de l’orchestre, jusqu’à la nappe d’eau souterraine où elle repose comme un navire à l’ancre, et le mur gigantesque, nu, où le cadre de la scène ne paraissait pas plus grand qu’une grande fenêtre, garderont le souvenir d’une vision pareille à certaines eaux-fortes de Frank Brangwyn.

Ensuite il ne reste plus qu’à remplir les cadres vides de l’armature, et il est si vrai que ce remplissage est une phase seconde de la construction, qu’on peut aussi bien commencer par le haut.
En certains cas, ce simple appareil se passe de parure ajoutée. Il en est ainsi pour les corps de bâtiment qui s’élèvent sur la cour d’arrière et qui ne sont pas destinés au public. La justesse de ses proportions et neuf étages de lucarnes carrées font le seul ornement d’une haute façade ; là sont les loges d’artistes ; il est impossible d’indiquer plus clairement ni plus simplement le caractère spécial de cette ruche affairée et cachée.
L’un des côtés de la cour est borné par le mur qui forme le fond de la scène. Ce mur, haut de 35 mètres, n’a que 45 centimètres d’épaisseur. Il est curieux de constater que la pratique de nouveaux procédés dans l’art de bâtir encourage des audaces qui ne sont pas sans analogie avec celles que permit à nos lointains ancêtres la découverte de l’arc en tiers-point.
Comme les parois aériennes et ajourées des cathédrales, le mur sans épaisseur des frères Perret semble s’affranchir des règles qu’imposaient jadis les lois de la pesanteur. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, pour maintenir ce mur dans sa rigidité, les modernes architectes adaptent à des besoins nouveaux l’invention gothique du contrefort. Mais ici le contrefort, soulignant la hardiesse de la construction dont il assure la solidité, ne s’appuie pas sur le sol. C’est une simple nervure en forme d’accolade ; le renflement médian qu’elle présente est utilisé pour suspendre l’encorbellement d’une galerie couverte.
La grande salle des répétitions rappelle aussi le souvenir de certaines halles du 13e siècle ; sa beauté nue et sans ornement est l’effet de la largeur du vaisseau, d’un généreux éclairage, de lignes simples, du juste rapport des pleins et des vides.
Dans ce qu’on aurait appelé autrefois les parties nobles de l’édifice, le béton et la brique doivent être dissimulés sous une parure plus riche.
En quoi le placage de marbre serait-il plus blâmable que, par exemple, l’émail posé sur la face visible de la brique, comme dans les palais de Suse ?
La construction en béton armé se prête mieux que toute autre à la pratique du revêtement. Une façade de marbre accrochée à la brique tombe fatalement au bout d’un temps plus ou moins long, par l’effet des différences de tassement. Avec le béton armé, pas de tassement, donc pas de chute. Lorsque l’architecte dispose un vêtement de marbre sur un corps de fer et de béton, il procède comme le peintre qui a dessiné avec soin une figure nue avant de l’habiller. Il importe seulement que cette parure soit un vêtement et non un masque.

A. G. Perret et l’architecture du béton armé, Paul Jamot, 1927