La Vie est un songe

— par Pedro Calderón de la Barca

SIGISMOND, à part. — Ciel ! s’il est vrai que je rêve, car il n’est pas possible que tant de choses entrent dans un rêve, Dieu me soit en aide ! Heureux qui saurait se tirer bien de toutes ou ne penser à aucune ! Vit-on jamais tant de peines et tant de doutes ? Si je n’ai fait que rêver la grandeur où je me suis vu, comment cette femme vient-elle à présent m’en rappeler des détails si précis ? C’était donc vérité et non pas rêve ? Et si c’était vérité (nouvelle confusion, hélas ! et non moindre que la première), comment l’appelai-je un rêve ? La gloire est-elle donc si semblable à un rêve, que la plus vraie est tenue pour menteuse et la plus fausse pour certaine ? Y a-t-il si peu de différence de l’une à l’autre, que l’on se demande si ce que l’on voit, ce dont on jouit est mensonge ou vérité ? La copie ressemble-t-elle si fort à l’original, que l’on doute si elle n’est, en effet, que la copie ? Si donc il en est ainsi, s’il faut s’attendre à voir s’évanouir dans l’ombre la grandeur et la puissance, la pompe et la majesté, sachons profiter de ce moment qui nous appartient, puisqu’on ne jouit de tout cela que pendant l’heure fugitive d’un songe. Rosaura est en mon pouvoir, mon âme adore sa beauté, mettons à profit l’occasion ; que l’amour méconnaisse les lois de la vertu et de la confiance qui l’ont amenée à mes pieds. Ceci est un rêve, et puisque c’est un rêve, rêvons bonheur à présent, viendra assez tôt le tour du chagrin.

Mais mes propres paroles m’entraînent vers d’autres pensées. Si ce n’est qu’un rêve, si ce n’est qu’une vaine gloire, qui donc pour une gloire humaine consent à perdre une divine gloire ? Quel bien passé est plus que songe ? Qui a joui de félicités rares et ne s’est dit en lui-même, en les ressassant dans sa mémoire : "Tout ce que j’ai vu là, évidemment je l’ai rêvé." Donc, si cela aussi doit passer, si le désir est une belle flamme que convertit en cendres le premier vent qui souffle, allons à ce qui est éternel, gloire impérissable, où ni les félicités ne s’évanouissent, ni les grandeurs ne s’effacent. Rosaura a souffert dans son honneur, il est du
devoir d’un prince de rendre l’honneur et non de l’ôter. Vive Dieu ! Je dois reconquérir son honneur avant ma couronne.

Fuyons l’occasion, elle est trop dangereuse. (À un soldat.) Sonnez l’alarme. Je veux aujourd’hui même livrer bataille, avant que l’ombre obscure n’ensevelisse dans les sombres eaux les rayons d’or du soleil.

La Vie est un songe, Pedro Calderón de la Barca, 1 635 (Journée III, scène XI)