Une cité ouvrière modèle

— par Émile Zola

Trois années se passèrent et Luc créa son usine nouvelle, qui donna naissance à toute une cité ouvrière. Les terrains s’étendaient sur plus d’un kilomètre carré, en bas de la rampe des Monts Bleuses, une vaste lande, légèrement en pente, qui allait du parc de la Crêcherie aux bâtiments entassés de l’Abîme. Et les débuts durent être modestes, on utilisa seulement une partie de cette lande, on réservait le reste aux agrandissements espérés de l’avenir.

L’usine se trouvait adossée au promontoire rocheux, en dessous même du haut-fourneau, qui communiquait avec les ateliers par deux monte-charges. D’ailleurs, dans l’attente de la révolution que les fours électriques de Jordan devaient apporter, Luc ne s’était guère occupé du haut-fourneau, l’améliorant dans les détails, le laissant fonctionner aux mains de Morfain, selon l’antique routine. Mais, dans l’installation de l’usine, il avait réalisé tous les progrès possibles, au point de vue des bâtiments et de l’outillage, pour accroître le rendement du travail, en diminuant l’effort des travailleurs. Et, de même, il avait voulu que les maisons de sa cité ouvrière, construites chacune au milieu d’un jardin, fussent des maisons de bien-être, où fleurit la vie de famille. Une cinquantaine déjà occupaient les terres voisines du parc de la Crêcherie, un petit bourg en marche vers Beauclair ; car chaque maison qu’on bâtissait était comme un pas nouveau de la Cité future, à la conquête de la vieille ville coupable et condamnée. Puis, au centre des terrains, Luc avait fait élever la Maison-Commune, une vaste construction où se trouvaient les Écoles, une Bibliothèque, une Salle de réunion et de fêtes, des Jeux, des Bains. C’était là simplement ce qu’il avait gardé du phalanstère de Fourier, laissant chacun bâtir à sa guise, sans forcer personne à l’alignement, n’éprouvant la nécessité de la communauté que pour certains services publics. Enfin, derrière, des Magasins-Généraux se créaient, de jour en jour élargis, une boulangerie, une boucherie, une épicerie, sans compter les vêtements, les ustensiles, les menus objets indispensables, toute une association coopérative de consommation qui répondait à l’association coopérative de production, régissant l’usine. Sans doute, ce n’était encore qu’un embryon, mais la vie affluait, l’œuvre pouvait être jugée. Et Luc, qui n’aurait pas marché si vite, s’il n’avait eu l’idée heureuse d’intéresser les ouvriers du bâtiment à sa création, était surtout ravi d’avoir su capter toutes les sources éparses parmi les roches supérieures, pour en baigner la ville naissante, des flots d’une eau fraîche et pure qui lavait l’usine et la Maison-Commune, arrosait les jardins aux verdures épaisses, ruisselait dans chaque habitation, dont elle était la santé et la joie.

Travail, Livre II, chapitre I, Émile Zola, 1901