La ville idéale de Chaux

L’Île d’amour
L’Île d’amour |

© Bibliothèque nationale de France

"Il n'existe pas un homme sur la terre qui ne soit susceptible d'être secouru par un architecte", Claude-Nicolas Ledoux

Au 18e siècle, les savants et les philosophes développent un courant de pensée : "Les Lumières" . Pour eux, la diffusion du savoir est le meilleur moyen d’améliorer la société en luttant contre les vieilles croyances. L’humanité est en progrès constant, ce que démontrent les évolutions des sciences et des techniques (par exemple l’électricité, la machine à vapeur, la montgolfière…).
Un mouvement d’architectes utopistes naît alors. Pour Ledoux, mais aussi pour Boullée (1728-1799), ou Lequeu (1757-1825), l'architecture doit rendre la société meilleure. Ces convictions mènent à la conception de villes idéales, construites de toutes pièces selon les principes de la raison.
Ils imaginent des cités et des édifices qui, avant de répondre à des besoins, incarnent des valeurs et des vertus. Ce sont de grandioses fictions architecturales. À leurs travaux s'applique l’analyse que développe Tocqueville à propos des hommes de lettres à la veille
de la Révolution :

“Au-dessus de la société réelle, dont la Constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement, l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était, et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains” (L’Ancien Régime et la Révolution, 1856).

Le théâtre de Besançon par Claude Nicolas Ledoux
Le théâtre de Besançon par Claude Nicolas Ledoux | © Bibliothèque nationale de France

Parmi les architectes des Lumières, Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), inspecteur général des Salines, est sans doute celui qui a poussé le plus loin la réflexion sur "l'utopie sociale". Chargé de construire la saline d’Arc et Senans, et influencé par la philosophie de Rousseau, il combine une usine modèle à une ville idéale.
Sa description de la ville idéale de Chaux apparaît comme une préfiguration des systèmes communautaires du 19e siècle inspirés de Saint-Simon et du phalanstère de Fourier : "les ouvriers sont logés sainement, les employés commodément ; tous possèdent des jardins légumiers qui les attachent au sol". Ledoux "souhaite l’amélioration du niveau de vie des ouvriers et veut promouvoir dans sa cité un meilleur mode d’existence, plus sain et plus joyeux". Avec cette cité construite à partir de rien en plein campagne, la nature fait partie intégrante du projet, et annonce les cités-jardins du 19e siècle.
Ledoux abandonne aussi la représentation architecturale du statut social : "pour la première fois on verra sur la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais". Ce désir d’égalité choque Le roi Louis XV qui refuse le premier projet de la saline, entre autres en raison de son trop grand nombre de colonnes, "réservées aux Temples et aux Palais des Rois, mais non aux usines et aux manufactures."
Loin d’être découragé par le jugement royal, Ledoux poursuit son projet de mettre l’architecture à la portée de tous. Ainsi, la saline définitive comporte des colonnes doriques (le style le plus ancien, symbole de majesté) pour son entrée, et des colonnes d’un style nouveau pour la maison du directeur. Quant à la remise destinée aux chevaux du directeur, elle est conçue avec autant de soin que la maison de leur propriétaire.
Mais c’est surtout dans le projet du théâtre de Besançon que Ledoux fait aboutir sa vision d’une architecture égalitaire. « Les salles de spectacle devraient à la fois resserrer les liens communautaires et atténuer les différences de conditions sociales », écrit-il. C’est pourquoi il abandonne les loges habituellement réservées aux plus aisés, considérant qu’elles cloisonnent l’espace. Il leur préfère des gradins en demi-cercle où tous s’assoient côte à côte, comme dans les théâtres romains. En remplacement du parterre debout traditionnel, il installe des bancs. Enfin, c’est au poulailler, où les places sont les moins chères, qu’il positionne une impressionnante rangée de colonnes. Le théâtre de Besançon devient ainsi le modèle de la salle de théâtre moderne.