Le fanal bleu
Ce n’est pas demain, ni cette année, que nous aurons, nous autres personnes à peu près détruites ou en chemin de l’être, nous autres un peu serrées entre nos murs, coincées entre l’armoire-bibliothèque et le bureau, assiégées par le bruit des pas sur le plafond, celui des semelles de bois sur les marches de l’escalier par-delà le mur —, non, ce n’est pas demain que Paris nous fera cadeau d’un ou deux « Jardins d’adultes ». Parant au plus pressé, il faudrait d’abord des « Jardins d’enfants », j’en tombe d’accord. Où prendre le terrain ? Je ne suis pas dupe de l’indigence : quand Paris veut des terrains libres, il les trouve. En les cherchant, bien entendu. Après quoi on doterait les grandes personnes. Le type du jardin pour grandes personnes, c’est le Palais-Royal. Ravagé par les jeux et le séjour des enfants, il comporte peu d’attraits pour ceux-ci. Point de sable ni de gravier, la terre battue la plus ingrate, un sol interdit à l’arrosage — seules les plates-bandes et les pelouses ont le droit d’être abreuvées, et le jardinier les soigne avec amour —, notre « cour » n’est lentement et séculairement imprégnée que des pluies, de l’urine canine et des déjections humaines, disons enfantines pour atténuer un peu.
Tout m’est spectacle ici, et surtout les enfants. Beaucoup sont charmants, la plupart sont d’une frappante agilité. Des corps grêles courent plus vite que des corps robustes. Leur adresse à lancer, à recevoir la balle me retient comme à un divertissement sportif. À ma fenêtre, hier dimanche, je ne me lassais pas d’un bébé-fille, quatre ans bien tassés, qui dans le silence dominical prenait sa récréation avec deux hommes de sa famille, père et oncle sans doute. L’arrêt de la balle avec le pied, le jet roide — et ambidextre — de la balle, une manière de choir, cuisses et bras nus, sur le sol dur, et de ne pas se plaindre, ce bébé dressé à un sport valait toute l’attention que je lui donnais. Mais je voyais bien qu’elle était une exception, comme eût été un enfant de théâtre ou de cirque, tellement que, lorsqu’elle en reçut l’ordre, elle s’assit au vent et au soleil et se tint tranquille comme un athlète. Comme un athlète elle était un peu replète, mais de belle couleur, enlaidie par les deux brins de nattes tressées de chaque côté de l’oreille, noués d’un bout de ruban. Une exception agréable, formée par la discipline et la confiance. La majorité de nos enfants du Palais-Royal ne peut ni envier ni comprendre qu’en la quatrième année de son existence une sorte d’orgueil quasi professionnel anime ou modère une si petite fille.
Colette, Le Fanal bleu, 1949