La cité de l'acier

— par Jules Verne

Dans la cité de l'acier imaginée par Jules Verne dans ce roman, un jeune homme vient d'être embauché comme puddleur. Il visite les installations.

"Tous deux suivirent un large couloir, traversèrent une cour et pénétrèrent dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme par la disposition de sa légère charpente, au débarcadère d'une gare de premier ordre. Schwartz, en la mesurant d'un coup d'œil, ne put retenir un mouvement d'admiration professionnelle.
De chaque côté de cette longue halle, deux rangées d'énormes colonnes cylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles de Saint-Pierre de Rome, s'élevaient du sol jusqu'à la voûte de verre qu'elles transperçaient de part en part. C'étaient les cheminées d'autant de fours à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait cinquante sur chaque rangée.
À l'une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des trains de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les fours. À l'autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et emportaient cette fonte transformée en acier.
L'opération du “puddlage” a pour but d'effectuer cette métamorphose. Des équipes de cyclopes demi-nus, armés d'un long crochet de fer, s'y livraient avec activité.
Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d'un revêtement de scories, y étaient d'abord portés à une température élevée. Pour obtenir du fer, on aurait commencé à brasser celle fonte aussitôt qu'elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l'acier, ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriétés de son congénère, on attendait que la fonte fût fluide et l'on avait soin de maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du bout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse métallique ; il la tournait et retournait au milieu de la flamme ; puis, au moment précis où elle atteignait, par son mélange avec les scories, un certain degré de résistance, il la divisait en quatre boules ou “loupes” spongieuses, qu'il livrait, une à une, aux aides marteleurs.
C'est dans l'axe même de la halle que se poursuivait l'opération. En face de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement par la vapeur d'une chaudière verticale logée dans la cheminée môme, occupait un ouvrier "cingleur". Armé de pied en cap de bottes et de brassards de tôle, protégé par un épais tablier de cuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier de l'industrie prenait au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme masse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont elle s'était chargée, au milieu d'une pluie d'étincelles et d'éclaboussures.
Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une fois réchauffée, la rebattre de nouveau.
Dans l'immensité de cette forge monstre, c'était un mouvement incessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la basse d'un ronflement continu, des feux d'artifice de paillettes rouges, des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au milieu de ces grondements et de ces rages de la matière asservie, l'homme semblait presque un enfant.
De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à bout de bras, dans une température torride, une pâte métallique de deux cents kilogrammes, rester plusieurs heures l'œil fixé sur ce fer incandescent qui aveugle, c'est un régime terrible et qui use son homme en dix ans.
Schwartz, comme pour montrer au contremaître qu'il était capable de le supporter, se dépouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et, exhibant un torse d'athlète, sur lequel ses muscles dessinaient toutes leurs attaches, il prit le crochet que maniait un des puddleurs, et commença à manœuvrer.
Voyant qu'il s'acquittait fort bien de sa besogne, le contremaître ne tarda pas à le laisser pour l'entrer à son bureau.
Le jeune ouvrier continua, jusqu'à l'heure du dîner, de puddler des blocs de fonte. Mais, soit qu'il apportât trop d'ardeur à l'ouvrage, soit qu'il eût négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel qu'exige un pareil déploiement de force physique, il parut bientôt las et défaillant. Défaillant au point que le chef d'équipe s'en aperçut.
"Vous n'êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui dit celui-ci, et vous feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur, qu'on ne vous accordera pas plus tard."
Schwartz protesta. Ce n'était qu'une fatigue passagère ! Il pourrait puddler tout comme un autre !…
Le chef d'équipe n'en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut immédiatement appelé chez l'ingénieur en chef.
Ce personnage examina ses papiers, hocha la tête, et lui demanda d'un ton inquisitorial : “Est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn ?"
Schwartz baissait les yeux, tout confus.
“Je vois bien qu'il faut l'avouer, dit-il. J'étais employé à la coulée, et c'est dans l'espoir d'augmenter mon salaire que j'avais voulu essayer du puddlage !"

Les cinq cents millions de la Bégum, Jules Verne, 1879