Le compagnonnage

— par Agricol Perdiguier

Beaucoup de gens ont cru que les Compagnons étaient des hommes qui n'avaient ni feu ni lieu, et menaient une vie toujours vagabonde, toujours insouciante. Ceux-là n'ont point connu le Compagnonnage.
Les jeunes artisans des nombreuses contrées de la France, ceux surtout qui, ayant le plus d'intelligence et de courage, sentent le désir, le besoin de voyager, de voir et de s'instruire, partent de leurs villes ou villages, vont s'affilier à une Société de Compagnons, font leur tour de France, et, après deux, trois, quatre ans de voyage, rentrent dans leurs foyers, auprès de leurs parents où ils s'établissent.
Le Compagnonnage actif qui peuple les villes de Devoir, telles que Lyon, Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris, etc., etc., et tant d'autres villes plus ou moins grandes qu'on appelle villes bâtardes, par la raison que les Codes compagnonnaux et sacrés n'y sont pas déposés, se compose, en grande partie, d'ouvriers de dix-huit à vingt-cinq ans. Il se renouvelle sans cesse ; c'est une filière, c'est un moule par où la classe ouvrière passe sans interruption ; les formes bonnes ou mauvaises qu'elle contracte là ne s'effacent jamais entièrement ; elles sont portées en partie par ceux qui les ont prises dans les familles, dans les ateliers et dans tous les coins de la France.
La jeunesse qui se retire du Compagnonnage actif, non de cœur, mais corporellement, est remplacée par une nouvelle jeunesse qui vient continuer la tradition et les formes anciennes. Le Compagnonnage est l'armée de l'industrie. Si l'armée française des champs de batailles, recrutée parmi les paysans, les artisans, les marchands et les rentiers, se compose en temps ordinaire de deux à trois cent mille soldats, l'armée française des ateliers s'élève, quoique les congés soient là volontaires et par conséquent beaucoup plus courts, au moins à cent mille ouvriers. Ainsi on peut compter que tous les trois ans cent mille ouvriers passent par cette filière.
Le Compagnonnage, quoi qu'on en dise, est très fort et très vivace ; il exerce une action puissante sur l'esprit et sur les mœurs de la France ; et ne sont ni philosophes, ni politiques ceux qui, le connaissant, croient pouvoir le dédaigner comme une chose sans conséquence.

La chanson de la menuiserie

Sur l'air de "J'irai revoir ma Normandie"

Dans les palais, dans les chaumières,
Le menuisier porte son art ;
Partout cet art est nécessaire,
Partout il flatte le regard ;
Il joint l'utile à l'agréable,
Il sert le luxe et le bon goût.
Amis, chantons cet art aimable,
Qu'on est heureux de rencontrer partout.
Une forte menuiserie
Doit fermer tous nos bâtiments,
Dans l'intérieur sa symétrie
Décorer nos appartements ;
Dans les salons de l'opulence
Les yeux charmés, les yeux surpris,
Souvent admirent l'élégance
Des beaux parquets, des superbes lambris.
Cet art étale sa richesse
Dans les temples de l'Éternel ;
Il les décore avec noblesse,
Il embellit jusqu'à l'autel.
Quand les ordres d'architecture
Par lui sont bien exécutés,
Leur riche et superbe structure
Présente alors beaucoup plus de beauté.
Qui sait bien la menuiserie
Possède aussi d'autres talents
Principes de géométrie,
Dessin, calcul, lavis des plans.
À d'autres arts cet art s'applique,
Il les aide de son concours,
Imprimerie et mécanique
Viennent souvent réclamer son secours.

Le livre du compagnonnage, Agricol Perdiguier, tome 1, 1857