La pose de la première pierre

— par Paul Sébillot

La pose de la première pierre est une opération importante, et en un grand nombre de pays elle est accompagnée d'actes qui présentent un caractère parfois religieux, plus souvent superstitieux. Dans le Morbihan, les ouvriers pratiquaient autrefois un trou dans la première pierre et y posaient une pièce de monnaie frappée de l'année, puis tous, ainsi que le propriétaire, allaient donner un coup de marteau ; ensuite l'un d'eux se mettait à genoux, récitait une petite prière pour demander à Dieu de protéger la nouvelle construction, puis, s'adressant à la pièce d'argent, il lui disait
Quand cette maison tombera,
Dans la première pierre on te trouvera,
Tu serviras à marquer
Combien de temps elle a duré.
Les maçons du pays de Menton croient qu'il arrivera malheur à celui qui posera la première pierre s'il n'a pas soin de faire une prière. Aux environs de Namur, le propriétaire l'asperge avec un buis bénit trempé dans l'eau bénite et qui est ensuite scellé dans le mur.
À côté de ces coutumes qui ont tout au moins une apparence chrétienne, il en est d'autres, usitées encore de nos jours, qui sont des survivances de l'époque où des rites barbares se rattachaient à la construction.
Des légendes, qui ont surtout cours dans la presqu'île des Balkans, mais qu'on retrouve aussi en Scandinavie, racontent que pour assurer la solidité de certaines constructions, il fallait y emmurer une créature humaine. Au Monténégro, pendant que l'on construisait la tour de Cettigne, un mauvais génie renversait la nuit le travail fait la veille. Les ouvriers se réunirent en conseil et décidèrent que pour faire cesser le maléfice on enterrerait vivante, dans les fondations, la première femme qui passerait. On raconte la même légende à propos de la tour de Scutari ; ce fut un oracle qui ordonna d'y enterrer vivante une jeune femme.
Un autre rite voulait que les fondations fussent arrosées de sang humain ; les magiciens de Vortigern, roi de la Grande-Bretagne, lui avaient dit que sa forteresse ne serait solide qu'après avoir été arrosée avec le sang d'un enfant né sans père. D'après la tradition, les Pictes, anciens habitants de l'Écosse, versaient sur leurs fondations du sang humain. En pleine Europe civilisée, on constate un souvenir adouci de cette coutume. Au milieu de ce siècle, on ne bâtissait pas une maison, dans le Finistère, sans en asperger les fondations avec le sang d'un coq. Si un propriétaire ne se conformait pas à cette coutume, les maçons allaient la lui rappeler. En Écosse, il fallait aussi faire couler du sang sur la première pierre et on frappait dessus la tête d'un poulet jusqu'à effusion de sang. Les maçons grecs disent que la première personne qui passera, alors que la première pierre est posée, mourra dans l'année ; pour acquitter cette dette, ils tuent dessus un agneau ou un coq noir. Certaines autres coutumes qui, à l'origine, ont eu un caractère superstitieux, ne sont plus qu'un prétexte à pourboire. En Écosse, la santé et le bonheur ne résident pas dans la maison, si on n'a soin, lors de la pose des fondements, de régaler les ouvriers avec du whisky ou de la bière, accompagnés de vin et de fromage ; si un peu de liquide tombe à terre, c'est un présage favorable.

Légendes et curiosités des métiers, Paul Sébillot, 1894-1895