Le roi et la cour

— Le roi et la cour

"De la Cour"

par Jean de La Bruyère

N’espérez plus de candeur, de franchise, d’équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son nom ; il n’y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d’impertinents : celui dont il lui échapperait de dire ce qu’il en pense, est celui-là même qui, venant à le savoir, l’empêcherait de cheminer ; pensant mal de tout le monde, il n’en dit de personne ; ne voulant du bien qu’à lui seul, il veut persuader qu’il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit contraire. Non content de n’être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit ; la vérité blesse son oreille : il est froid et indifférent sur les observations que l’on fait sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes. Il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; et il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures ; il est médiateur, confident, entremetteur : il veut gouverner.

Comment tenir l’esprit des courtisans

par Louis XIV

Les souverains ont toujours organisé des fêtes mais Louis XIV, plus que tout autre, fera de la fête un instrument au service de son image. Il s’en explique dès 1661 dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin :

"Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la Cour une honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu’on ne peut dire. Les peuples, d’un autre côté, se plaisent au spectacle où, au fond, on a toujours pour but de leur plaire ; et tous nos sujets, en général, sont ravis de voir que nous aimons ce qu’ils aiment, ou à quoi ils réussissent le mieux. Par là nous tenons leur esprit et leur cœur, quelquefois plus fortement peut-être, que par les récompenses et les bienfaits ; et à l’égard des étrangers, dans un État qu’ils voient d’ailleurs florissant et bien réglé, ce qui se consume en ces dépenses qui peuvent passer pour superflues, fait sur eux une impression très avantageuse de magnificence, de puissance, de richesse et de grandeur."

Le goût de Louis XIV pour la flatterie

par Saint Simon

Saint Simon épingle le faible de Louis XIV pour la flatterie : "Ses ministres, ses généraux, ses maîtresses, ses courtisans s’aperçurent, bientôt après qu’il fut le maître, de son faible plutôt que de son goût pour la gloire. Ils le louèrent à l’ envi et le gâtèrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisait à tel point que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. Ce n’était que par là qu’on s’approchait de lui, et ceux qu’il aima n’en furent redevables qu’à heureusement rencontrer, et à ne se jamais lasser en ce genre. C’est ce qui donna tant d’autorité à ses ministres, par les occasions continuelles qu’ils avaient de l’encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dépendant, rampant, plus que tout l’air de néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu’on s’en écartât, on n’y revenait plus, et c’est ce qui acheva la ruine de Louvois."

"Ce poison ne fît que s’étendre. Il parvint jusqu’à un comble incroyable dans un prince qui n’était pas dépourvu d’esprit et qui avait de l’expérience. Lui-même, sans avoir ni voix ni musique, chantait dans ses particuliers les endroits les plus à sa louange des prologues des opéras. On l’y voyait baigné, et jusqu’à ses soupers publics au grand couvert, où il y avait quelquefois des violons, il chantonnait entre ses dents les mêmes louanges quand on jouait les airs qui étaient faits dessus."

Le roi s’attache trop aux détails

par Saint Simon

"Son esprit, naturellement porté au petit, se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes : habillements, armements, évolutions, exercices, discipline, en un mot, toutes sortes de bas détails. Il ne s’en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires debouche ; il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là en savaient le plus, qui de leur part recevaient en novices des leçons qu’ils savaient par cœur il y avait longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avec tout le mérite d’une application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres, qui, avec un peu d’art et d’expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu’ils voulaient eux-mêmes et qui conduisaient le grand selon leurs vues, et trop souvent selon leur intérêt, tandis qu’ils s’applaudissaient de le voir se noyer dans ces détails."

Portrait du duc du Maine

par Saint Simon

Saint-Simon arrive à la cour en 1691, au moment où Mme de Montespan s’en retire définitivement, supplantée par sa "rivale abjecte", Mme de Maintenon. Selon lui, sa retraite a été hâtée par son fils, le duc du Maine, qui "sentit que sa mère ne lui serait qu’un poids entravant, tandis qu’il pouvait tout espérer de sa gouvernante. Le sacrifice lui en fut donc bientôt fait […]. Il se fit mérite auprès de Mme de Maintenon de presser lui-même Mme de Montespan de s’en aller à Paris pour ne plus revenir à la cour ; il se chargea de lui en porter l’ordre du Roi". (IV, p. 1035.) Saint-Simon le dépeint sans détour : "Avec de l’esprit, je ne dirai pas comme un ange, mais comme un démon, auquel il ressemblait si fort en malignité, en noirceur, en perversité d’âme, en ‘desservices’ à tous, en services à personne, en marches profondes, en orgueil le plus superbe, en fausseté exquise, en artifices sans nombre, en simulations sans mesure, et encore en agréments, en l’art d’amuser, de divertir, de charmer quand il voulait plaire, c’était un poltron accompli de cœur et d’esprit."

Portrait du duc de Noailles

par Saint Simon

Le duc de Noailles est l’ennemi juré de Saint-Simon, qui a fait ce portait cruel : "Le serpent qui tenta Ève, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l’original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu’un homme peut approcher des qualités d’un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel. La plus vaste et la plus insatiable ambition, l’orgueil le plus suprême, l’opinion de soi la plus confiante, et le mépris de tout ce qui n’est point soi, le pluscomplet ; la soif des richesses, la parade de tout savoir, la passion d’entrer dans tout, surtout de toutgouverner ; l’envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers, et la plus brûlante, la pluspoignante ; la rapine hardie jusqu’à effrayer, de faire sien tout le bon, l’utile, l’illustrant d’autrui ; la jalousie générale, particulière et s’étendant àtout ; la passion de dominer tout la plus ardente, une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, tout occupée de projets et de recherches de moyens d’arriver à ses fins, tous bons pour exécrables, pour horribles qu’ils puissent être, pourvu qu’ils le fassent arriver à ce qu’il sepropose ; une profondeur sans fond, c’est le dedans de M. de Noailles."

Portrait de l’abbé Dubois

par Saint Simon

"L’abbé Dubois était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit, qui était en plein ce qu’un mauvais français appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître {.]. L’avarice, la débauche, l’ambition étaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens ; l’impiété parfaite son repos, et l’opinion que la probité et l’honnêteté sont les chimères dont on se pare [.]. Il excellait en basses intrigues ; il en vivait ; il ne pouvait s’en passer [.]. "Méchant d’ailleurs avec réflexion, et par nature et par raisonnement, traître et ingrat, maître expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effronté à faire peur étant pris sur le fait, désirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dépouilles."

Portraits de courtisans

par Madame de Sévigné

Le regard de Madame de Sévigné sur la Cour est acéré, elle-même s’y rend fort peu. Dans une lettre du 3 janvier 1689 à sa fille, la comtesse de Grignan, elle se livre à une satire des cérémonies d’apparat. "La cérémonie de vos frères fut donc faite le jour de l’an à Versailles. […] Le maréchal de Bellefonds était totalement ridicule, parce que, par modestie et par mine indifférente, il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses chausses de page, de sorte que c’était une véritable nudité. Toute la troupe était magnifique, M. de la Trousse des mieux ; il y eut un embarras dans sa perruque, qui lui fit passer ce qui était à côté assez longtemps derrière, de sorte que sa joue était fort découverte ; il tirait toujours ce qui l’embarrassait qui ne voulait pas venir ; cela fit un petit chagrin. Mais, sur la même ligne, M. de Montchevreuil et M. de Villars s’accrochèrent l’un à l’autre d’une telle furie ; les épées, les rubans, les dentelles, les clinquants, tout se trouva tellement mêlé, brouillé, embarrassé, toutes les petites parties crochues étaient si parfaitement entrelacées, que nulle main d’homme ne put les séparer ; plus on y tâchait, plus on les brouillait, comme les anneaux des armes de Roger. Enfin, toute la cérémonie, toutes les révérences, tout le manège demeurant arrêté, il fallut les arracher de force, et le plus fort l’emporta."

Critique du "pompeux galimatia" de la cour

par Saint Simon

"Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : "Il fait froid" ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : "Il pleut, il neige." Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : "Je vous trouve bon visage." — Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? — Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phobus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : "Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez."