Versailles par Eugène Sue

— par Eugène Sue

Versailles ! — que de grandeur, que de misère, que de souvenirs dans ce mot ; — Versailles, un de ces rêves d’Orient ou la pensée se berce avec amour, — un de ces beaux contes de fées, l’admiration de notre jeunesse naïve, — un de ces magiques palais de diamants et de fleurs, peuplé de génies aux ailes de feu ; — Versailles ! un de ces météores qui illuminent tout un ciel ; — Versailles ! un de ces élans de royale poésie qui s’écrit avec l’or, le bronze et le porphyre.
Dans cette création gigantesque tout devient en vérité colossal et presque fatidique.
Versailles ! c’est d’abord une pauvre demeure, — un hameau chétif et obscur, aride, brûlé, sans sources et sans ombrages.
Alors un homme dit : — Au lieu de ce village désolé, — je veux, moi, un monument à stupéfier l’Europe, — je veux élever si haut et sa pompe et sa gloire, que son éclat, passant avec moi, laisse encore un souvenir puissant qui fera l’orgueil des siècles. — Par la magie des arts je veux créer des merveilles... je veux que la nature me code... sur ce terrain nu et calciné... Mille fontaines épandront leurs eaux dans des bassins de marbre... d’épaisses voûtes de verdure y balanceront leur feuillage... — Autour de ce monument, je veux une ville royale, splendide, que les souverains envoient saluer avec respect ; car je veux enfin que ce nom Versailles ignoré aujourd’hui pèse demain bien lourd dans la balance des destinées du monde !
Mais aussi quel homme ordonne ce prodige ? — Louis XIV. — Quel est son ministre ? — Colbert.
Qui exécute cette œuvre immense ? — Mansard, Le Brun, Le Nôtre, Puget.
Et tout devient imposant comme Versailles.
Si le Roi prend un emblème, c’est le soleil, — faut-il orner la porte de son palais, il y a des victoires à sculpter pour cela, — et l’on enchaîne au seuil l’aigle d’Autriche et le lion des Castilles.
Versailles a une chapelle, — Bossuet y prêche. — Versailles a un théâtre, — Molière y joue.
Et puis pour auditoire, c’est Condé, c’est Montmorenci, Villars, de Saxe, La Rochefoucauld, Guise, Duras, Crillon, Noailles, Vendôme, Biron... que sais-je ?... C’est toute cette haute aristocratie encore saignante des coups de Richelieu qui la décimait au nom du roi de France.
Pourtant cette antique noblesse, riche, indépendante et presque souveraine dans ses terres, est encore là pressée sur les marches du trône, parce que pour elle le roi de France est plus qu’un roi. — C’est un principe sacré, — comme l’honneur et la vertu.
Et Louis XIV meurt, — et Versailles meurt avec lui.

Eugène Sue. La Vigie de Koat-Ven