Versailles par Mark Twain

— par Mark Twain

Versailles ! C’est merveilleusement beau ! On regarde, on contemple et on essaie de comprendre que c’est bien réel, que c’est sur la terre, que ce n’est pas le jardin d’Éden ; mais on est pris de vertige, stupéfié par le monde de beauté autour de soi, et on croit presque être le jouet d’un rêve délicieux. C’est aussi bouleversant que la musique militaire !
Un noble palais, étirant sa façade ornementée qui se prolonge d’aile en aile comme si elle ne devait jamais finir ; devant lui une grande esplanade où pourraient défiler les armées d’un empire ; partout des arcs-en-ciel de fleurs et de statues colossales, presque innombrables et qui pourtant paraissent disséminées dans cet immense espace ; de larges escaliers de pierre conduisent de la promenade à la partie inférieure du parc ; des régiments entiers pourraient s’y tenir au garde-à-vous et s’y sentir au large ; d’énormes fontaines dont les grandes statues de bronze projettent en l’air des torrents d’eau scintillante entrelacent des centaines de jets d’eau dans des figures d’une incomparable beauté ; de vastes avenues tapissées de gazon qui bifurquent ça et là dans toutes les directions et vagabondent sur des distances apparemment interminables sont bordées de chaque côté par des rangs serrés d’arbres touffus dont les branches se rencontrent au sommet et forment des arceaux aussi parfaits et symétriques que s’ils étaient taillés dans la pierre ; de place en place on aperçoit des lacs sylvestres portant des bateaux miniatures.
Et partout, sur les marches du palais et la grande promenade, autour des fontaines, parmi les arbres, et sous les arceaux des avenues sans fin, des centaines et des centaines de promeneurs vêtus de couleurs gaies qui marchent, courent ou dansent et donnent à ce paysage féerique la vie et l’animation qui sont la seule perfection qui aurait pu lui manquer. […]
Ici on prend deux cent mille arbres de haute futaie et on les aligne sur deux rangées ; on ne laisse pousser ni feuille ni branche jusqu’à hauteur d’homme ; à partir de là les branches commencent à s’élancer, et petit à petit elles s’étendent de plus en plus loin jusqu’à ce qu’elles rencontrent celles de la rangée d’en face pour constituer un tunnel de feuillage parfait. On donne aux arbres cinquante formes différentes, de sorte que ces effets originaux sont infiniment variés et pittoresques. Il n’y a pas deux avenues où les arbres soient façonnés de la même manière, et le regard n’est donc lassé par aucune uniformité monotone.

Mark Twain. Le Voyage des innocents. (traduction de Fanchita Gonzales Batlle. Maspero)