Les gardiens de phare

— par Jules Verne

Cette journée finie, avant que le moment ne fût venu d’allumer le phare, Vasquez, Felipe et Moriz, assis tous trois sur le balcon circulaire qui régnait autour de la lanterne, causaient suivant leur habitude, et tout naturellement le gardien-chef dirigeait et entretenait la conversation.
“Eh bien, garçons, dit-il après avoir consciencieusement bourré sa pipe — exemple qui fut suivi par les deux autres — cette nouvelle existence ? commencez-vous à vous y faire ?

— Bien sûr, Vasquez, répondit Felipe. Ce n’est point en si peu de temps que l’on peut avoir grand ennui ni grande fatigue.

— En effet, ajouta Moriz, mais nos trois mois passeront plus vite que je ne l’aurais cru.

— Oui, mon garçon, ils fileront comme une corvette sous ses cacatois, ses perruches, ses ailes de pigeon et ses bonnettes !

— En fait de bâtiments, fit observer Felipe, nous n’en avons pas aperçu un seul aujourd’hui, pas même à l’horizon.

— Il en viendra, Felipe, il en viendra, répliqua Vasquez, en arrondissant sa main sur ses yeux comme pour s’en faire une longue-vue. Ce ne serait pas la peine d’avoir élevé ce beau phare sur l’Île des États, un phare qui envoie ses éclats jusqu’à dix milles au large, pour que pas un navire ne vînt en profiter.

— D’ailleurs, il est tout nouveau, notre phare, observa Moriz.

— Comme tu dis, garçon ! répliqua Vasquez, et il faut le temps aux capitaines pour apprendre que cette côte est éclairée maintenant. Quand ils le sauront, ils n’hésiteront pas à la ranger de plus près et à donner dans le détroit au grand avantage de leur navigation ! Mais ce n’est pas tout de savoir qu’il y a un phare, encore faut-il être sûr qu’il est toujours allumé, depuis le coucher du soleil jusqu’à son petit lever.

Le Phare du bout du monde, Jules Verne, 1905