Le Fantôme de l’opéra

— par Gaston Leroux

En 1896, le lustre de la grande salle tombe en pleine représentation, faisant une victime. Dans son roman, Le Fantôme de l’opéra, Gaston Leroux se souvient de cet épisode qu’il attribue, bien sûr, au fantôme…

"On sait quand quelqu’un est présent…
Eh bien, ils savaient maintenant ! … ils étaient sûrs d’être trois dans la loge… Ils en tremblaient… Ils avaient l’idée de fuir… Ils n’osaient pas… Ils n’osaient pas faire un mouvement, échanger une parole qui eût pu apprendre au fantôme qu’ils savaient qu’il était là… Qu’allait-il arriver ? Qu’allait-il se produire ?

Se produisit le couac ! Au-dessus de tous les bruits de la salle on entendit leur double exclamation d’horreur. Ils se sentaient sous les coups du fantôme.
Penchés au-dessus de la loge, ils regardaient la Carlotta comme s’ils ne la reconnaissaient plus. Cette fille de l’enfer devait avoir donné avec son couac le signal de quelque catastrophe. Ah ! la catastrophe, ils l’attendaient ! Le fantôme la leur avait promise ! La salle était maudite ! Leur double poitrine directoriale haletait déjà sous le poids de la catastrophe. On entendit la voix étranglée de Richard qui criait à la Carlotta :
« Eh bien ! Continuez ! »
Non ! La Carlotta ne continua pas… Elle recommença bravement, héroïquement, le vers fatal au bout duquel était apparu le crapaud. Un silence effrayant succède à tous les bruits. Seule la voix de la Carlotta emplit à nouveau le vaisseau sonore.
J’écoute ! …

– La salle aussi écoute – …Et je comprends cette voix solitaire (couac ! )
Couac ! … qui chante dans mon… couac !
Le crapaud lui aussi a recommencé. La salle éclate en un prodigieux tumulte. Retombés sur leurs sièges, les deux directeurs n’osent même pas se retourner ; ils n’en ont pas la force. Le fantôme leur rit dans le cou ! Et enfin ils entendent distinctement dans l’oreille droite sa
voix, l’impossible voix, la voix sans bouche, la voix qui dit : “Elle chante ce soir à décrocher le lustre ! ”
D’un commun mouvement, ils levèrent la tête au plafond et poussèrent un cri terrible. Le lustre, l’immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l’appel de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s’abîmait au milieu de l’Orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. Mon dessein n’est point de faire revivre ici une heure historique. Les curieux n’ont qu’à ouvrir les journaux de l’époque. Il y eut de nombreux blessés et une morte.

Le lustre s’était écrasé sur la tête de la malheureuse qui était venue ce soir-là, à l’Opéra, pour la première fois de sa vie, sur celle que M. Richard avait désignée comme devant remplacer dans ses fonctions d’ouvreuse Mame Giry, l’ouvreuse du fantôme. Elle était morte sur le coup et le lendemain, un journal paraissait avec cette manchette :
Deux cent mille kilos sur la tête d’une concierge ! Ce fut toute une oraison funèbre."

Extrait de Le Fantôme de l’opéra, Gaston Leroux, 1 910